Download PDF | Francois Georgeon - Les Ottomans et le temps (Ottoman Empire and Its Heritage)-Brill Academic Pub (2011).
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PRESENTATION
Le présent ouvrage a pour point de départ les recherches présentées et les réflexions élaborées au séminaire «Etat et société a la fin de !Empire ottoman» de I’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales au cours de l'année 2003-2004. En cela, nous nous inscrivons dans la continuité des travaux de notre maitre, Louis Bazin, le pionnier des études turques en France, auteur d’une thése magistrale sur Les calendriers turcs anciens et médiévaux'. Depuis lors, ce projet s’est considérablement enrichi de nouvelles contributions.
Au cours de ces derniéres années, plusieurs chercheurs se sont intéressés a histoire du temps dans l’espace ottoman. Cependant, il faut bien le reconnaitre, ils se sont surtout penchés sur l’aspect technique, tel que la mesure du temps, au détriment des différentes expériences du temps, des conceptions du temps, ou plus simplement des maniéres d’appréhender le temps. D’autre part, les modalités politiques, sociales et culturelles qui entourent la question du temps ont souvent été négligées. Tel qu’il se présente aujourd’hui, Les Ottomans et le temps constitue, au sein du renouveau des études ottomanes, le premier ouvrage de recherche sur le sujet.
Ce qui frappe d’abord, quand on considére le domaine ottoman, c’est la diversité. Du fait de la multiplicité culturelle et religieuse, il existait «des calendriers» (calendriers populaires - eux-mémes trés divers -, calendrier de lhégire, année administrative dite «financiére», calendriers des communautés, calendrier julien/calendrier grégorien, sans oublier les survivances de ancien calendrier turc des douze animaux) et «des temps» juxtaposés et superposés (temps de lEtat, de la religion, des communautés, des affaires, de la ville/de la campagne, etc.). D’autre part, deux facons de compter les heures («a la turque» et «a la franque») ont coexisté jusqu’a une date récente.
Parler du temps ne va pas de soi. On en parle comme s'il était un objet naturel, mais comme le remarque Norbert Elias, parler du temps, c’est indiquer un type de rapport, celui qu’un groupe humain capable de mémoire et d’esprit de synthése construit entre plusieurs durées, PRESENTATION
Le présent ouvrage a pour point de départ les recherches présentées et les réflexions élaborées au séminaire «Etat et société a la fin de !Empire ottoman» de I’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales au cours de l'année 2003-2004. En cela, nous nous inscrivons dans la continuité des travaux de notre maitre, Louis Bazin, le pionnier des études turques en France, auteur d’une thése magistrale sur Les calendriers turcs anciens et médiévaux'. Depuis lors, ce projet s’est considérablement enrichi de nouvelles contributions.
Au cours de ces derniéres années, plusieurs chercheurs se sont intéressés a histoire du temps dans l’espace ottoman. Cependant, il faut bien le reconnaitre, ils se sont surtout penchés sur l’aspect technique, tel que la mesure du temps, au détriment des différentes expériences du temps, des conceptions du temps, ou plus simplement des maniéres d’appréhender le temps. D’autre part, les modalités politiques, sociales et culturelles qui entourent la question du temps ont souvent été négligées. Tel qu’il se présente aujourd’hui, Les Ottomans et le temps constitue, au sein du renouveau des études ottomanes, le premier ouvrage de recherche sur le sujet.
Ce qui frappe d’abord, quand on considére le domaine ottoman, c’est la diversité. Du fait de la multiplicité culturelle et religieuse, il existait «des calendriers» (calendriers populaires - eux-mémes trés divers -, calendrier de lhégire, année administrative dite «financiére», calendriers des communautés, calendrier julien/calendrier grégorien, sans oublier les survivances de ancien calendrier turc des douze animaux) et «des temps» juxtaposés et superposés (temps de lEtat, de la religion, des communautés, des affaires, de la ville/de la campagne, etc.). D’autre part, deux facons de compter les heures («a la turque» et «a la franque») ont coexisté jusqu’a une date récente.
Parler du temps ne va pas de soi. On en parle comme s'il était un objet naturel, mais comme le remarque Norbert Elias, parler du temps, c’est indiquer un type de rapport, celui qu’un groupe humain capable de mémoire et d’esprit de synthése construit entre plusieurs durées, dont l'une est prise comme unité de mesure pour les autres’. Ce rapport figure des écarts, et la mesure des écarts s’inscrit dans l'ensemble des interrogations que homme adresse a son milieu et a son histoire. Or, les réponses a ces interrogations ont été diverses selon les espaces, les époques et les groupes.
A la base, les rythmes biologiques, eux-mémes calqués sur les rythmes de la nature: le lever et le coucher du soleil, le cycle des saisons, les marées, la naissance, la mort, etc. Dans la société ottomane, la mesure du temps conserve un caractére religieux. Prenons le cas des musulmans (qui, dans l’Etat ottoman, déborde le cas de la communauté islamique): chaque croyant est soumis a un rythme collectif. L’année lunaire, qui commence le 1** muharrem, se divise en douze mois, alternativement de 29 a 30 jours, et l'année comporte 354 jours; ce décalage de onze jours par rapport a l’année solaire fait que le calendrier musulman « remonte les saisons ». L’année est ponctuée par plusieurs fétes ou cérémonies religieuses: féte de Pachura (10 muharrem), « nuit de la nativité du Propheéte » (mevlud-i serif ), «nuit de mirag¢», «nuit de berat», «nuit du destin », sans oublier les deux grandes fétes annuelles: Seker Bayrami et Kurban Bayram. La journée est elle-méme rythmée par la priére, plus exactement par l’appel du muezzin pour les cing priéres quotidiennes. Trois marquent le lever du soleil, son apogée et son coucher; l’aprés-midi est coupé par la priére de likindi et le coucher par la derniére priére de la journée. Comme l’appel a la priére est adapté au rythme solaire journalier, il s’*ensuit que la journée, pour celui qui travaille, est plus longue en été qu’en hiver, car toute activité commence avec la lumieére du jour et finit avec celle-ci. La division de la journée ne repose donc pas sur une heure de durée égale.
Quant aux vingt-quatre heures, elles sont décomptées a partir du soir, ou plus exactement, une demi-heure aprés le coucher du soleil, et jusqu’au soir suivant, la vingt-quatrieme étant la derniére heure du jour. Le lien avec la journée de lumiére n’est préservé que pour le point de départ du jour. La conséquence de ce décompte est que le « temps occidental» doit constamment étre avancé d’un certain laps de temps au cours de la premiére moitié de l’année, et retardé au cours de la seconde.
Il est nécessaire de mesurer le temps pour des questions religieuses et politiques, mais également pour répondre a des exigences pratiques, comme par exemple la navigation, l’'arpentage, la fixation des salaires, les travaux des champs (semailles, récoltes, vendanges). Selon les besoins, les Ottomans sont pragmatiques et savent adopter des calendriers de circonstance. C’est ainsi que les mois du calendrier solaire figurent souvent en bonne place dans les contrats de fermage des biens de l'Etat*.
Comme toute société, la société ottomane s’intéresse a l'étude des astres et a la régularité des révolutions célestes. L’observation du ciel était du ressort d’un petit groupe de spécialistes, les astrologues (miineccim) qui sont capables utiliser les instruments (astrolabes, cadrans solaires). Ils savaient non seulement déterminer les temps de priére, conforter le sultan dans ses choix politiques, mais également fixer les moments fastes et néfastes de la vie (naissance, mariage, intronisation, victoire). Le palais de Topkapi posséde de nombreuses chemises talismaniques confectionnées a des dates précises. Celle du sultan Djem (1459-1495), le fils de Mehmed II, le Conquérant de Constantinople, porte une inscription persane qui précise que sa confection débuta dans la nuit du dimanche 30 mars 1477 a 3 heures 57, alors que le soleil était dans la constellation du Bélier, et qu’elle fut achevée dans la nuit du mardi 29 mars 1480 a 12 heures 36 au moment ot le soleil était placé dans la méme constellation‘.
Cet intérét pour les mouvements célestes, ainsi que pour la chronologie, laisse supposer chez les Ottomans une conscience de s’inscrire dans un cycle. La chronologie des sultans, le compte des années depuis Phégire du Prophéte, le calcul par siécles, sont autant d’éléments qui structurent le passé historique. L’établissement d’une chronologie est dailleurs indispensable a la renommée d’un Etat. L’individu participe aussi a ce processus. Le fait de noter les dates de naissance dans les marges d’un manuscrit® ou de décés sur une stele funéraire, ou bien de placer les dates de construction d'une mosquée ou d’une fontaine par son bienfaiteur, sont autant d’éléments qui permettent d’intégrer la vie d'un personnage dans la chronologie historique.
C’est surtout dans l’exercice du pouvoir que le besoin de dater les événements est le plus flagrant, méme si certaines dates sont a prendre avec quelques précautions, notamment lorsqu’il faut transposer une date de l’hégire dans lére chrétienne’®. Si les sources narratives anciennes ne portent pas toujours d’indications chronologiques, les firmans et ordres du sultan sont en revanche tous datés, méme si parfois la précision se limite a des décades (gurre, muntasaf, selh)’. Il en est de méme des requétes adressées par les particuliers au souverain. Les instances qui étaient les plus concernées par la connaissance du calendrier étaient celles qui tenaient un journal, telles que les tribunaux religieux® et les divers bureaux de l’administration (secrétariat des dépenses du palais’, ceux tenant le registre des ordres émis par le sultan, service inscrivant les attributions des timar ou les revenus des fermages). La précision des dates nous montre a quel point les secrétaires, les cadis et les na’ib (substituts des cadis), maitrisaient la chronologie.
Bien entendu, mesurer le temps est aussi nécessaire pour déterminer le montant des salaires. Le paiement des taches est fonction d’une durée de fabrication. Ceci implique la régularité affichée du temps écoulé. Chaque corporation (esnaf) instaure des durées de travail et un controle sur les taches réalisées. On peut aussi s’interroger sur le controle du temps de la parole. Qu’en est-il, par exemple, du temps d’expression dans les tribunaux? Et des discours dans les réunions du Divan? Utilisait-on une clepsydre, un sablier ou d’autres instruments pour mesurer le temps de parole? Le simple fait de regrouper en un méme lieu de jugement les parties adverses, les teémoins et les juges, nécessite de fixer une date et un horaire pour l’audience au tribunal. Les nombreux registres de cadi ne nous permettraient-ils pas de nous éclairer?
Comme l’ont souligné les travaux de Jacques Le Goff, il faut distinguer différentes formes de temporalité’’. Pour sa part, il a mis accent sur le temps de l’Eglise et le temps du marchand. Insister sur le « temps du marchand», c’est indiquer la place qu’occupent la prévision économique et le calcul de rentabilité dans la société occidentale du XHI° siécle, oti la ville et ses réseaux imposent victorieusement a la longue durée des rythmes agraires les accélérations de l’échange.
Il est clair que la temporalité n’est pas la méme dans l’Empire ottoman a cause de son extréme diversité: diversité du fait de sa durée (six siécles), de son extension géographique (de ’Europe Balkanique au Maghreb, du Caucase a la mer Rouge), de la pluralité de ses communautés ethniques, religieuses et culturelles. La temporalité varie aussi selon les catégories sociales et professionnelles. Le temps mesuré par les commercants, les négociants et les entrepreneurs, n’est pas le méme que celui des caravaniers sur les pistes, des janissaires en campagne, des cadis dans leurs tribunaux, des artisans dans leurs échoppes.
La premiere partie de l’ouvrage cherche a comprendre comment, par qui et pourquoi le temps est mesuré dans Empire ottoman. Frédéric Hitzel nous rappelle les différentes maniéres de mesurer le temps, que ce soit les cadrans solaires, les clepsydres, les sabliers et, a partir du XV* siécle, les montres et horloges. Il montre comment ces mécaniques merveilleuses ont connu un succés a la cour ottomane, alors méme que les Orientaux n’utilisaient pas ’heure a Ia franca. Cette fascination pour ces objets, également partagée par les Habsbourg, et plus tard par les empereurs Qing, souligne le cété ostentatoire et parfois farfelu des commandes passées par les hauts dignitaires Ottomans. En 1558, l’ambassadeur de France a Istanbul est ainsi obligé de solliciter laide d’un collégue a Venise, Soliman le Magnifique ayant demandé a deux ou trois reprises de lui procurer plusieurs montres a carillon, car le sultan désirait en porter dix ou douze quand il allait a la chasse"!
Temporalité matérielle et temporalité spirituelle se cdtoient de maniére permanente dans la société ottomane comme le souligne Giilcin Tunali-Ko¢ dans son étude sur ces personnages qui entretiennent avec le ciel des relations particuliéres, les miineccim (astrologues). A travers le [lm-i niicum de lastrologue-astronome Sadullah el-Ankaravi (m. en 1855), elle nous montre la place encore accordée a la divination au XIX* siécle, que ce soit a travers les réves prémonitoires ou bien l’étude des astres. Elle nous rappelle également les différentes activités exercées par les astrologues, tant pour la préparation des calendriers (takvim, imsakiye pour les calendriers du ramadan) que les horoscopes personnalisés.
Si officiellement Vheure a la franca rest pas utilisée dans la société ottomane avant le XIX° siecle, on sait que des horloges publiques existent sur le territoire ottoman des le XV* siécle. C’est ce que souligne le texte de Klaus Kreiser qui présente un inventaire détaillé des dates de construction des saat kulesi (tours @horloge), leurs emplacements et leurs fonctions. Le réle exercé par les commanditaires dans l’érection de ces tours d’horloge est important. I] souligne la place jouée par les notables locaux qui, par ce biais, faisaient un acte charitable tout en introduisant la modernité et le progres dans leur région. Le sultan n’était dailleurs pas en reste, comme le montre le grand nombre de tours Vhorloge construites sous le regne d’Abdiil-Hamid II (1876-1909).
Temps et temporalités sont abordés dans la deuxiéme partie de ce volume. Parmi les pistes explorées, l'une d’entre elles concerne la vitesse de transmission: transmission des informations, vitesse de déplacement des biens et des personnes. Les saisons, les intempéries, les moyens de transport utilisés faisaient considérablement fluctuer les temps de voyage. La vitesse de transmission pouvait devenir un facteur politiquement décisif, par exemple en cas de campagne militaire. Tous faits et gestes de ’ennemi étaient importants pour les responsables militaires car ils pouvaient décider de lissue d'une campagne”. La mort d’un sultan donnait lieu aussi a une course contre le temps. Cest ce que nous rappelle Nicolas Vatin a travers la crise que dut gérer Selim II et, bien plus encore, le grand vizir Sokollu Mehmed Pacha, a lautomne 1566, quand Soliman le Magnifique mourut au milieu de ses troupes lors du siége de la forteresse hongroise de Szigetvar. Pour que la succession se passe sans heurt, il fallut que le prince Selim quitte aussit6t Kiitahya pour rejoindre les troupes a Belgrade. A partir des sources ottomanes, Vatin nous montre comment les facteurs naturels pouvaient influer sur la gestion politique du temps et souligne les contraintes imposées par la société. Gérer le temps, c’est en effet tenir compte de facteurs naturels liés a la géographie, au climat et au rythme de la vie.
Changements de temps selon l’espace géographique, mais aussi changements de perspectives sur le passé. Nikos Sigalas analyse l’évolution de Phistoriographie dans Empire ottoman: comment l’on passe de chroniques relatant des histoires de sultans a une histoire, celle de Etat ottoman. Selon lui, cette mutation historiographique se produit au début du XVIII* siécle, 4 un moment ou l’Etat ottoman cherche sa place dans l’équilibre des nations et commence a prendre conscience d’étre un Etat parmi d’autres. Cette mutation historiographique s’exprime a travers les publications d’Ibrahim Miiteferrika, l’introducteur de l'imprimerie en caractéres arabes dans |’Empire ottoman. Reste a savoir si ce changement est di a l’effet de la conjoncture internationale, ou bien a l’implication personnelle de Miiteferrika, lui-méme renégat @origine hongroise qui avait accés a ’historiographie européenne.
Au XIX* siécle, on assiste a une période de juxtaposition des calendriers et des facons de calculer ’heure dans la journée - ce que Ozgiir Tiiresay appelle un temps « hybride», a laquelle succédent sous la République lunification, Vhomogénéisation, la standardisation du temps. En somme, comme tous les Etats en voie de modernisation, |’Empire ottoman a cherché a s’adapter progressivement aux standards internationaux, pour mieux centraliser et exercer son contrdle sur la société, mais aussi pour mieux communiquer avec le monde extérieur.
A partir des années 1870, les almanachs deviennent une véritable mode et constituent un genre éditorial. Désormais, pour se repérer dans le temps, les Ottomans ont une montre dans leur poche et un almanach chez eux. Dans les divers temps de l’empire, ces almanachs font des choix; ils hiérarchisent les calendriers — ceux qui sont destinés au public féminin privilégient le calendrier religieux de /Hégire, choisissent la date du début d’année, fournissent des listes de chronologies distinctes, jouent des différentes éres pour évoquer ce qui se rapporte 4 lislam, a l’Etat ottoman, au monde extérieur. Si le temps de l’histoire continue a étre dominé par l’islam et I’Etat ottoman, le présent et l'avenir se déclinent désormais selon le temps « universel », celui de Paire européenne.
Marc Aymes nous rappelle que la province, en l’occurrence l’ile de Chypre, bien que fort éloignée du pouvoir central, participe aux pulsations qui secouent Il’Empire ottoman dans son entier au XIX* siécle. Que l’on soit consul ou simple sujet ottoman, il est possible de s’inscrire dans des réseaux et de savoir ce qui se trame au loin, notamment depuis que la navigation a vapeur permet des liaisons bimensuelles avec Istanbul.
De leur cété, Bernard Lory et Hervé Georgelin soulignent que les villes pluricommunautaires de |’Empire ottoman, comme Smyrne-Izmir et Bitola-Monastir, utilisent plusieurs formes de temporalité liées a leur riche palette ethno-confessionnelle. Nul doute que le premier repére temporel de la population est l’appel a la priére musulmane, mais qu’en est-il pour le reste de la journée, dans le rythme hebdomadaire et tout au long de l’année? On constate ainsi que les grandes fétes liturgiques des trois grandes religions ne sont pas forcément les marqueurs temporels les plus profonds de la vie de la ville pluricommunautaire. D’autres repéres scandent la vie économique: rythme saisonnier du départ et retour des troupeaux, récoltes, activités de brigandage, etc. Une chose est stire, la pluralité des temporalités, méme en période de conflits, est connue de tous, au moins superficiellement.
La troisiéme partie du volume est consacrée a la confrontation et a la transformation de |’Empire ottoman avec le temps occidental au cours du XIX* siécle. Johann Strauss étudie historiographie ottomane en cherchant a répondre a la question: comment s’est-elle adaptée au découpage classique de l’histoire européenne selon le schéma tripartite classique - Antiquité, Moyen Age, Temps modernes? En particulier, au concept de «Moyen Age»? L’adoption du Moyen Age, sous la forme de kurun-i vustd, s'est faite par étapes, en commengant par les traductions d’ceuvres européennes, au prix de compromis et de distorsions. Cette adoption a été aussi une histoire de mots: comment le vocabulaire du Moyen Age occidental pouvait-il pénétrer dans la langue ottomane? Fallait-il traduire fief par timar, au risque d'une grave approximation, ou le maintenir tel quel? Ces questions relévent de Vhistoire savante. Mais a un niveau populaire, celui des almanachs ottomans étudiés par Ozgiir Tiiresay, le temps de V’histoire est resté dominé par les repéres islamiques et étatiques ottomans.
A partir de ’époque des Tanzimat jusqu’a la république kémaliste, le temps est, comme le rappelle Francois Georgeon, un objet de réformes parmi tant d’autres. Qu’il s’agisse du calendrier ou de lheure, il donne lieu a de multiples projets et a des débats, souvent vifs, dans la presse ou au Parlement. Tandis que I’Etat cherche a mettre de l’ordre dans le temps, la société ottomane aussi - celle des villes surtout, confrontée aux innovations, s’adapte peu a peu a une nouvelle conception du temps.
Parmi les institutions de !Empire ot la question du temps s’est révélée cruciale au XIX° siécle, il fout citer l’armée. Avni Wishnitzer rappelle comment, aprés la liquidation des Janissaires par Mahmud II en 1826, l’institution militaire a vu s’instaurer peu a peu l’ordre et la discipline. Désormais l’armée ottomane n’avait plus de temps a perdre si elle voulait tenir sur le champ de bataille. L’emploi du temps des soldats a la caserne s’est précisé, de méme que la régularité dans les exercices militaires. Avec la mission militaire allemande a partir des années 1880 et le rdle de Von der Goltz, la gestion du temps dans l'armée est devenue de plus en plus rigoureuse et a fini par étre intériorisée par les officiers formés a l’allemande. Dés lors, 'armée a un temps d’avance: ce modeéle d’une institution efficace, disciplinée, organisée, réglée comme une horloge, s' impose au reste de l’Etat et de la société.
Autre institution au coeur du processus temporel, l’école, et notamment l’école publique qu’évoque Giilstin Giivenli. La aussi, la modernisation a partir des Tanzimat impose un nouveau découpage de lannée et de la journée. Le reglement sur l’instruction publique de 1869 découpe la durée de la formation scolaire en cycles: primaire, secondaire, lycée, université. Le rythme quotidien de l’école est désormais précisé, ainsi que le « calendrier scolaire » (jours de congé, vacances). De méme, la répartition des heures de cours selon les matiéres crée une hiérarchisation entre les disciplines, en fonction de ce qui est utile pour l’Etat. Vers la fin du XIX* siécle, se réalise 4 peu prés la correspondance entre l’age des éléves et la classe. En méme temps, ces efforts de régularisation doivent tenir compte de la diversité culturelle de l’empire.
Dans cette ambiance de changements, les générations de la République turque ont été formées dans cette nouvelle conception d’un temps contrdlé et organisé. C’est le theme abordeé dans la quatrieme et derniere partie de ce volume.
Loin des villes, il existe une autre temporalité, celle des petits villages, plus proches des cycles de la nature, ot le temps musical trouve encore une place. Depuis 1991, Jéréme Cler étudie la vie musicale des villages de montagne, dans la chaine occidentale du Taurus. II] nous évoque son approche de terrain dans le hameau de Tasavlu, auprés de paysans musulmans sunnites, d’ascendance nomade, au passé pastoral encore proche. A travers la succession des générations, |’ethnomusicologue explore les différentes dimensions du temps vécu. II arrive a la conclusion que les relations hiérarchiques sont fortement marquées: eski adam, yeni adam, enfance. D’autre part, malgré les bouleversements politiques, il a affaire a des traditions fortes, originales, sans que s exprime la moindre conscience réflexive de la tradition.
La littérature turque du XX° siécle porte profondément la marque de ce que Ahmet Hasim, dans un texte publié ici en fin de volume, appelle «intrusion dans nos vies de l'heure occidentale». Timour Muhidine montre comment, de Yahya Kemal Beyatli a Orhan Pamuk, le roman et la littérature turcs reflétent le drame de générations en quelque sorte « déréglées». Certes, partout les écrivains partent a la recherche du temps perdu. Mais, a lire Muhidine, on a impression que pour les écrivains turcs du XX°* siécle, le temps est doublement perdu: perdu le temps de l’enfance et de l’adolescence, mais perdu aussi, irrémédiablement, le temps d’un monde passé brutalement a histoire, celui de lEmpire ottoman. D’ot l’importance de themes comme Vhiiziin, une tristesse qui est nostalgie et déploration. En somme l’oraison funébre du temps révolu.
Au terme de ce long parcours a travers le temps, nous avons conscience que toutes les questions relatives a la temporalité ottomane n’ont pu étre abordées ; en particulier le temps des communautés demanderait davantage de recherches; de méme, la question du temps vécu dans les différentes catégories sociales. Tel qu'il est cependant, nous espérons que ce recueil comblera une lacune et ouvrira de nouvelles perspectives.
F. Get F.H Paris, le 1° décembre 2010
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