Download PDF | Claire Judde de Larivière Naviguer, Commercer, Gouverner Économie Maritime Et Pouvoirs à Venise XVe-XVIe Siècles Medieval Mediterranean 2008.
377 Pages
INTRODUCTION
En mars 1569, les membres du Sénat vénitien décidèrent de l’organisation d’un convoi de galères à destination de Beyrouth, pour le « commodo et satisfattion universale di questa città »1 . Apparus presque trois siècles auparavant, les convois de galères publiques qui avaient symbolisé l’économie vénitienne des derniers siècles du Moyen Âge allaient pourtant cesser de naviguer à partir de cette date.
Clé de voûte d’une organisation commerciale médiévale effi cace, aux fonctions tant réelles que symboliques essentielles, la navigation publique disparut en effet à la veille de la bataille de Lépante, après plusieurs décennies de diffi cultés. La navigation commerciale vénitienne perdurait néanmoins grâce à un très large secteur privé rassemblant l’ensemble des navires possédés et exploités par des armateurs privés. L’abandon des convois de galères publiques et les transformations de la navigation commerciale constituent des étapes majeures dans l’histoire de Venise de la fi n du XVe siècle à la fi n du siècle suivant. Ils relèvent d’un ensemble de facteurs combinés – conjoncture politique et économique, transformations des structures commerciales publiques et privées, évolution des pratiques d’investissement et de gestion des navires – dont l’analyse est au cœur de ce travail.
Afi n de comprendre l’articulation de ces différents éléments et de mettre à jour les processus économiques dans toute leur complexité, cet ouvrage s’appliquera à resituer les convois de galères dans un système économique et sociopolitique large, en considérant les évolutions économiques, politiques, institutionnelles et idéologiques elles-mêmes liées aux transformations sociales advenues à partir de la fi n du XVe siècle2 . Les déplacements successifs, les changements d’échelle, de perspective et d’objet permettront de montrer la complexité et les multiples aspects d’un processus historique majeur.
L’abandon de la navigation publique s’inscrivait dans un contexte économique et politique redéfi ni par l’émergence de puissances nouvelles concurrençant Venise sur ses marchés traditionnels3 . Les convois de galères avaient jusqu’alors bénéfi cié de privilèges commerciaux, mais la redistribution des pouvoirs en Méditerranée et en Europe allait mettre un terme à l’hégémonie de la Sérénissime.
À ces facteurs externes, se combinaient des mutations internes, propres au fonctionnement des convois, liées en particulier à la composition sociale et juridique du groupe des investisseurs et armateurs de la navigation commerciale. Jusqu’alors, les patriciens avaient bénéfi cié du monopole de gestion de la navigation publique. La convergence de leur autorité en matière politique et économique avait caractérisé la nature de leur action dans le champ économique, en particulier dans la gestion de la navigation commerciale.
Les transformations de ce secteur et la dialectique nouvelle qui allait organiser, à la fi n du XVIe siècle, la navigation publique et la navigation privée doivent être envisagées comme le corollaire de la distinction progressive entre pouvoir politique et pouvoir économique, sphère publique et sphère privée, État et patriciat, phénomènes complexes dont nous allons tenter de montrer les enjeux tout au long du siècle. L’histoire économique a connu, depuis plusieurs années, de profondes remises en question. Dans l’historiographie française en particulier, la critique et l’abandon du paradigme labroussien l’ont confrontée « à l’incertitude des questionnements, à la décroissance du rendement des recherches, au déplacement de la discipline historique vers l’anthropologie, la politique ou les idées »4 .
Il a alors fallu trouver de nouvelles sources d’inspiration, et certains travaux très stimulants ont offert des alternatives au modèle des Annales5 . Les entités collectives et, dans une moindre mesure, l’histoire quantitative ont perdu les faveurs des historiens, et les recherches se sont orientées vers l’étude des acteurs, de leurs pratiques, des représentations et des discours qui incite à privilégier l’échelle micro-économique.
Elles ont donné à l’action individuelle etcollective une considération nouvelle. Pour les économies anciennes, plusieurs travaux ont également révélé des aspects inédits qui invitent à réviser la conception traditionnelle de la rationalité économique, en privilégiant des approches en termes d’accord, de convention et de confi ance mutuelle6 . Ces nouvelles recherches ont modifi é la façon d’envisager
l’interaction entre agents et structures, la compétence et les choix des premiers apparaissant aujourd’hui comme déterminants par rapport au poids des secondes. Les structures économiques ne sont plus envisagées comme des entités agissantes, mais comme des entités « agies » par les individus en charge de leur gestion. Ainsi, l’attention s’est déplacée vers les usages que font les acteurs des organisations économiques, vers leurs pratiques, afi n de comprendre la façon dont ils mobilisent leurs différentes compétences – économiques, fi nancières, sociales ou politiques – et comment par ce biais ils usent des différentes formes de capital à leur disposition – économique, social, culturel. Les systèmes économiques gagnent à être envisagés non pas seulement en terme de résultat, mais en termes de modalités et de pratiques, afi n de comprendre les cadres sociaux qu’ils concourent à instituer. Ainsi, certaines des propositions de l’économie des conventions paraissent particulièrement fertiles pour envisager et comprendre les systèmes économiques anciens7 .
L’une des hypothèses centrales de l’économie des conventions consiste à avancer que « l’accord entre individus, même lorsqu’il se limite au contrat d’un échange marchand, n’est pas possible sans un cadre commun, sans une convention constitutive »8 . Ainsi, une convention peut être défi nie comme « un système d’attentes réciproques sur les compétences et les comportements, conçus comme allant de soi et pour aller de soi »9 . C’est également « l’organisation sociale au travers de laquelle la communauté se dote d’une référence commune, produit une représentation collective extériorisée qui fonde les anticipations individuelles »10. La convention suppose un compromis, un cadre dans lequel les acteurs savent pouvoir puiser des références communes. L’économie vénitienne était ainsi sous-tendue par une convention entre les différents acteurs, publics et privés, impliqués dans les activités économiques dont nous voudrions ici mettre à jour les caractéristiques. Les voies que nous avons choisi de suivre visent à ne pas « essentialiser » l’analyse économique, en évitant de considérer l’objet économique comme un objet en soi, pensable et pensé de façon autonome. Dans le contexte vénitien de la fi n du Moyen Âge, il serait illusoire d’isoler des pratiques économiques d’un ensemble plus vaste de pratiques politiques et sociales : gestion des institutions publiques, exercice de l’autorité, construction d’alliances matrimoniales et de réseaux par exemple. Les acteurs économiques ne distinguaient pas nécessairement des actions relevant de la sphère du politique, d’un usage social des relations et des alliances ou de leur implication dans le champ économique. Seul un raisonnement global, envisageant les différentes compétences mises en jeu au moment de l’action économique – l’investissement, la location d’une galère, l’achat ou la vente d’une marchandise – nous permettra de comprendre et d’expliquer ce que jouaient les acteurs dans des situations données. La prise en considération de pratiques nombreuses, dans des contextes variés, vise à l’établissement d’un cadre conceptuel général établissant comment ces différentes pratiques fondaient et entraînaient la transformation de la nature de l’économie, et ici plus spécifi quement celle de la navigation commerciale aux XVe et XVIe siècles. Cette « socio-histoire » de l’économie vise donc à dépasser l’étude des simples structures pour redonner leur place et leurs compétences aux acteurs. À Venise, la gestion des galères marchandes apparaissait comme une action réfl échie, qui répondait certes à des objectifs de rentabilité et à une stratégie économique spécifi que, mais était également motivée par des préoccupations idéologiques, impliquant en particulier la fonction publique inhérente à la noblesse et la question de l’honneur. Le commerce maritime international garantissait prestige et honorabilité. La gestion de la navigation publique obéissait ainsi à des motivations politiques et symboliques signifi catives. Elle supposait une façon spécifi que d’envisager les affaires, qui s’insérait dans l’édifi ce idéologique élaboré par les patriciens et qui relevait d’une mise en relation précise des sphères publique et privée. Elle s’inscrivait enfi n dans un ensemble plus vaste de pratiques et d’usages, obéissant à des codes sociaux et à une raison politique. Ainsi, la recherche de profi t ne suffi sait pas à expliquer l’instauration et la persistance de la navigation publique. Grâce à la gestion des galères marchandes, les patriciens vénitiens exprimaient aussi des choix politiques essentiels : satisfaction d’exigences publiques en matière fi scale et fi nancière, participation au réseau diplomatique et à la politique internationale de la Sérénissime, garantie d’emplois à une vaste population d’artisans et de marins. Ces exigences – d’ordre public – étaient indissociables du raisonnement économique – d’ordre privé –, et c’est la combinaison de ces exigences, raisonnements, choix et perceptions que nous souhaitons mettre à jour. Par ailleurs, l’histoire des pratiques permet également d’éviter les modèles parfois trop rigides de l’alternance entre croissance et crise, progrès et déclin, apogée et décadence11. Ces catégories méritent d’être nuancées, en particulier lorsque s’y ajoute une connotation morale12. Pour les économies anciennes, la crise ou le déclin sont avant tout des catégories de l’historien, catégories « anachroniques » qui visent à expliquer des phénomènes passés et révolus, dont les acteurs de l’époque ne pouvaient avoir, au moment de leur action, une conscience précise. Le déclin est un processus fi ni, la conclusion d’un phénomène qui s’inscrit dans la durée, et sa qualifi cation en terme de « déclin » nécessite une certaine distance chronologique avec le processus révolu. Si les acteurs pouvaient percevoir, et parfois mesurer, les diminutions, réductions ou autres baisses, ils ne pouvaient naturellement en faire une analyse sur le long terme. Par ailleurs, dans la rhétorique politique vénitienne, déclarer une activité en crise ou regretter sa splendeur passée comptait parmi les fi gures politiques les plus classiques et les plus utilisées. Ainsi, le concept de « crise », certes utile pour expliquer les grandes tendances de l’économie médiévale et d’Ancien Régime, pose problème sur le temps court. Dans l’immédiateté de l’expérience, les acteurs économiques et politiques avaient-ils réellement les outils pratiques et théoriques pour produire ce type d’analyse ? Évidemment, de tels concepts sont parfaitement légitimes lorsqu’ils sont utilisés par les historiens, mais nous ne devons pas perdre de vue qu’il s’agit avant tout d’outils analytiques, substituables par d’autres, d’un intérêt scientifi que et méthodologique équivalent. En somme, l’analyse en termes de crise et de croissance ne peut suffi re à comprendre l’économie vénitienne à la fi n du Moyen Âge et au début de l’époque moderne. L’histoire de Venise a longtemps été celle de son économie. Au moment même où l’histoire économique tend à perdre de sa visibilité dans de nombreuses institutions universitaires et où beaucoup déplorent son abandon, l’histoire de l’économie vénitienne continue de susciter l’intérêt de nombreux historiens.
Si la navigation et le commerce ont concentré pendant longtemps l’attention des chercheurs, ce sont plus récemment les secteurs manufacturiers et industriels, les guildes et les arts, les structures du travail et l’économie rurale qui ont renouvelé le champ d’étude des dernières décennies. Au siècle dernier, les travaux de Frederic C. Lane et de Gino Luzzatto ont balisé l’histoire vénitienne, et en particulier celle de son économie13. Fernand Braudel a motivé l’intérêt de nombreux historiens qui, dans le sillage des Annales, ont poursuivi les enquêtes sur les dispositifs commerciaux, mécanismes d’échange, fi nancements et investissements14. Ces orientations n’ont pas empêché les travaux consacrés à des fi gures de marchands, même si ces portraits tiennent plus de l’illustration et de l’étude de cas que d’une réelle analyse en termes de pratique et d’action individuelles et collectives15.
Plus spécifi quement, la navigation commerciale publique a été l’objet des travaux pionniers de Frederic C. Lane, dès les années 193016, qui ont ouvert la voie à de nombreuses recherches consacrées à l’origine du système17, ses principes de fonctionnement18, ses évolutions durant la période médiévale19, et certaines des causes de son abandon20. Enfi n, Doris Stöckly a publié en 1995 dans cette même collection une monographie consacrée au système de l’incanto et à la navigation publique qui a parfaitement établi les cadres juridiques et économiques de l’organisation et étudié, sur le temps long, les premiers siècles de l’organisation21.
Le présent ouvrage couvre chronologiquement la période suivante et cherchera donc à compléter les connaissances sur la navigation commerciale, en insistant néanmoins davantage sur les acteurs et leurs pratiques de gestion, et en considérant la navigation dans son ensemble, sans négliger les évolutions parallèles de la navigation privée22. Bien que Frederic C. Lane ait très tôt proposé une analyse satisfaisante, même si elle est restée partielle, de l’abandon de la navigation publique, montrant qu’il ne signifi ait en aucun cas un déclin général de l’activité commerciale vénitienne, le déclin du commerce vénitien au XVIe siècle fait partie des topoi de l’histoire de la lagune, pourtant régulièrement critiqué et remis en question par les spécialistes.
Le Cinquecento marquerait un seuil, prologue d’une décadence programmée qui vit les fastes de la prospérité médiévale s’éteindre lentement dans un crépuscule lui aussi largement mythifi é. De nombreux travaux consacrés à l’économie vénitienne ont montré la complexité des phénomènes économiques du début de l’époque moderne et les alternatives possibles à ce type d’analyse23. C’est à la lumière de ces travaux récents que nous pouvons rouvrir le dossier de l’abandon de la navigation publique, ses causes, ses modalités et ses conséquences, même si, il convient d’insister, ce n’est pas en termes de volumes des affaires, de quantités de marchandises ou de courbes des prix que nous entendons étudier le système. Nous avons au contraire fait le choix déterminant de nous intéresser aux pratiques de gestion, aux modalités et aux usages de la navigation commerciale aux XVe et XVIe siècles.
Ceci n’est pas une étude du commerce maritime, mais bien des formes et des modalités de la navigation commerciale. Les analyses en termes macro-économiques ne seront pas pour autant négligées, et de nombreux développements s’appliqueront à révéler des évolutions à cette échelle. Il ne s’agira pas non plus de minimiser les facteurs exogènes et les effets de la conjoncture politique et économique sur l’économie maritime vénitienne. On connaît l’importance d’éléments tels que le coût de la construction navale, le manque de matières premières, les frais élevés représentés par la protection des navires ou encore les concurrences étrangères.
La mise en lumière de facteurs d’explication différents ne vise donc en aucun cas à nier l’importance de tels phénomènes, mais à les compléter et à les enrichir d’une étude des acteurs et de leurs pratiques. Ainsi, l’évolution des infrastructures et de leur fonctionnement, qui est un élément nécessaire de compréhension des transformations économiques dans leur globalité, sera aussi envisagée comme le résultat de l’action des agents économiques et des gouvernants. La nature de cette action, ses formes d’expression, sa portée réelle et symbolique nous intéressent au premier plan. La question des pratiques pose logiquement celle des acteurs et du groupe d’étude privilégié.
Les acteurs économiques considérés ici seront, dans leur très large majorité, issus du patriciat24. Ce dernier répondait à une défi nition juridique précise, élaborée au moment de la Serrata de 1297 et clarifi ée au cours des siècles. Il s’agissait d’une entité socialement et idéologiquement construite, qui rassemblait les principaux agents de la vie économique et politique. Ces derniers constituaient donc l’objet idéal pour mener une étude empirique de l’articulation entre agents et structures. Par ailleurs, les caractéristiques politiques du groupe déterminaient une dialectique tout à fait intéressante entre l’autorité souveraine et les patriciens qui en étaient les dépositaires, en raison de la fusion, voire de la confusion, entre les deux instances.
À la fi n du Moyen Âge, l’État vénitien ne se défi nissait pas comme une institution autonome et distincte des patriciens qui en avaient la charge. Ceux-ci incarnaient l’autorité, en même temps que l’intérêt général défendu et garanti par l’État. Ils détenaient le monopole de l’autorité publique, et la gestion du pouvoir était l’une de leurs missions et fonctions principales. Il serait donc vain, au moins pour les derniers siècles du Moyen Âge, de chercher à donner une défi nition « externe » de l’État.
Dès lors, qualifi er de « publiques » ou « privées » les actions des patriciens vénitiens demeure un exercice complexe, qui mérite un effort de défi nition. Ce sera là l’un des objectifs de cet ouvrage, puisque la politique vénitienne en matière économique consistait aussi en une réfl exion constante sur la nature et la répartition des intérêts privés et du bien commun. Notre objectif ayant été, dès le départ, d’identifi er et d’étudier les acteurs de la navigation commerciale, publique et privée, il nous a fallu recourir à la méthode prosopographique. Dès lors, le choix des sources s’est révélé essentiel dans la défi nition même du sujet.
Les listes détaillées des sociétés de gestion des galères publiques enregistrées par l’Avogaria di Comun ont permis l’établissement d’un premier corpus. Pour la seconde moitié du XVe siècle, elles ont été conservées à partir de 1495 et c’est en partie ce qui explique le choix de débuter cette recherche à la fi n du siècle. Le dernier convoi de galères publiques fut organisé en 1569 et le début des années 1570 marque le terme de nos recherches. De nombreuses autres sources sont alors venues compléter ces listes d’investisseurs.
Les délibérations et décrets du Sénat, du Collegio, du Grand Conseil et du Conseil des Dix ont permis de reconstruire le cadre législatif de la navigation commerciale, alors que les archives des nombreuses magistratures et cours de justice vénitiennes, Avogaria di Comun, savi alle decime, giudici di Petizion, provveditori di comun, ont permis d’étudier l’administration, les pratiques et les usages des institutions et des acteurs en charge de la navigation. Les correspondances privées et les testaments ont livré de précieux témoignages sur les discours que les acteurs économiques produisaient sur leurs propres pratiques.
Enfi n, les chroniqueurs et la littérature politique ont également été des sources essentielles de notre compréhension des représentations et interprétations que faisaient les contemporains des phénomènes qu’ils observaient à l’époque. Il ne faudrait pas réifi er outre mesure le sens de l’abandon de la navigation publique, et en faire le symptôme du rejet d’une organisation économique aux formes « médiévales », dans le cadre d’une mutation vers la « modernité ». Au-delà de l’évidente simplifi cation, un tel modèle soulève la question essentielle de la périodisation et de la transition. Évitons donc de donner trop d’importance aux coupures chronologiques, vœu pieux s’il en est lorsque l’on considère le poids institutionnel de ces découpages25.
Il conviendra plutôt d’adopter une démarche progressive, en observant les événements et les processus économiques, et en évitant toute perspective téléologique. La méthode « génétique » – considérer les phénomènes historiques dans leur genèse, en suivant leur évolution du XVe au XVIe siècle – sera ici essentielle à la compréhension des phénomènes économiques qui nous intéressent : nous ne rechercherons pas les prémisses de formes à venir ou les origines de l’économie de l’âge moderne, mais nous analyserons les structures et les pratiques commerciales en adoptant le point de vue des acteurs de l’époque. En outre, là où l’historiographie française voit la charnière symbolique entre le Moyen Âge et l’époque moderne, la fi n du XVe siècle et le début du XVIe siècle, les historiens italiens et anglophones y distinguent plutôt le passage entre une early Renaissance et une high Renaissance26.
Sans entrer dans le débat sur la qualifi cation terminologique de la période, la véritable question demeure celle de la compréhension de phénomènes complexes et de nature variée, combinant des enjeux politiques et économiques, locaux et internationaux, idéologiques et sociaux, phénomènes qui se caractérisent par leur souplesse et leur fl exibilité.
Les réalités que nous allons chercher à mettre à jour dans cet ouvrage sont mouvantes et à trop vouloir les qualifi er de médiévales ou de modernes, d’économiques ou de politiques, de conjoncturelles ou de structurelles, on risquerait de rigidifi er des catégories et des objets souples qui, à l’image des îlots meubles et fragiles sur lesquels Venise avait été construite, caractérisent l’histoire fl uctuante et mouvante de la société vénitienne. Il s’agira dans un premier temps d’établir les cadres juridiques, techniques et économiques de la navigation commerciale vénitienne à la fi n du XVe siècle, en insistant sur la répartition entre un secteur public et un secteur privé, et en révélant les termes de la convention liant les acteurs économiques et les gouvernants dans le cadre de ces deux organisations.
Partant du constat de l’abandon progressif et défi - nitif de la navigation publique entre 1495 et 1569, nous reviendrons ensuite sur les conditions politiques et économiques de l’époque et sur leurs conséquences. La démarche prosopographique permettra dans un troisième temps d’établir l’identité des acteurs de la navigation publique.
Nous étudierons alors leurs stratégies d’investissement, leur rôle dans l’évolution de la confi guration des sociétés de gestion, mais également les modalités de leur implication politique et la diversité de leurs activités économiques. Le chapitre suivant se concentrera sur les pratiques de gestion des acteurs de la navigation publique afi n d’étudier l’évolution de l’accord fondant cette organisation et celle de l’équilibre entre les enjeux publics et privés de la navigation commerciale. Enfi n, notre intérêt se déplacera vers la navigation privée et les transformations parallèles de cet autre grand secteur de la navigation commerciale vénitienne.
À l’inverse d’une succession d’analyses disjointes, cet ouvrage mettra en perspective des éléments articulés et reliés, et cherchera donc à montrer comment de la perspective macro-historique à l’approche micro-historique, de l’interprétation en termes conjoncturels et structurels à l’analyse des pratiques et des acteurs, on peut donner d’un même phénomène plusieurs explications qui se complètent et s’enrichissent, et révèlent s’il en était besoin, la complexité, la densité, et les multiples facettes des événements historiques qui nous sont donnés à analyser27.
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