الخميس، 2 مايو 2024

Download PDF | (Conférence Albert-le-Grand 1977) Nicolas Oikonomidès - Hommes d'affaires grecs et latins à Constantinople (XIIIe-XVe siècles)-Institut d'études médiévales Saint-Albert-le-Grand et Vrin (1979).

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156 Pages 




PREFACE

La chute de Constantinople en 1453 est souvent considerée comme |’événement qui marque de facon conventionnelle la fin du Moyen Age et le début des Temps Modernes. Or, pour le peuple le plus directement concerne, les Grecs, la conquéte turque signifiait le début d’un second et long Moyen Age. Cette « rechute » peut paraitre aujourd’ hui d’autant plus regrettable que les derniers siecles de l’empire byzantin sont marqueés par des phénomeénes culturels, économiques et sociaux montrant que la chrétienté orientale était alors engagée sur un chemin semblable a celui qui conduira les Italiens a la Renaissance. Avec une différence, cependant : les structures nouvelles et les idées nouvelles viennent maintenant de |’Europe occidentale, envers laquelle le Byzantin a plusieurs raisons de se sentir méfiant sinon carrément hostile.





















Dans les pages qui suivent, j’ai essayé de montrer quelques aspects de l’antagonisme gréco-latin aux XIII¢-XV siécles et de ses conséquences, tout en mettant accent sur le monde des affaires grec ; un monde peu connu dont l’essor fut retenu et limité par le capitalisme robuste, mercantile et « impérialiste » qui se développait alors en Italie. Je ne prétends point avoir épuisé ce vaste sujet; mon intention était de poser quelques questions et de fournir une certaine documentation.
























Qu’il me soit enfin permis d’exprimer ici mes remerciements a mes collegues de |’Institut d’ Etudes Médiévales, et, plus particuliérement, au Pere Matthieu De Durand, qui a soigné mon frangais, et au Pere Albert M. Landry, qui a soigné la présente édition.














INTRODUCTION


Lorsque le sultan Mahomet II le Conquérant avec son immense armée a campé devant Constantinople le 6 avril 1453, les habitants de la Ville ont été pris de panique. Certains disaient qu’il serait peut-étre préférable que la Ville soit livrée aux Latins, qui étaient aprés tout des Chrétiens, plutot que de tomber aux mains des mécréants. Mais d’autres n’étaient point d’accord avec cette idée. Dans les églises, certains moines faisaient des discours enflammés contre tout rapprochement avec les schismatiques de l'Europe occidentale. Et le grand duc Loukas Notaras est meme allé jusqu’a prononcer une phrase qui restera fameuse par la suite ; « mieux vaut voir régner a Constantinople le turban des Turcs que la mitre des Latins » (Doukas, p. 329 ; cf. p. 365).


Loukas Notaras était un personnage trés influent dans l"empire : il fut le premier mésazén, autrement dit le premier conseiller de l’empereur pendant plus qu’un quart de siecle et était connu pour la ténacité avec laquelle il défendait ses opinions, surtout lorsqu’elles servaient ses propres intéréts (Sphrantzés, p. 84). II avait jadis défendu la cause de l’union des Eglises, dans l’espoir que par ce moyen la Chrétienté occidentale accepterait de secourir l’empire menacé par les Turcs!. Lui et sa famille étaient, par ailleurs, trés liés aux intéréts italiens : non seulement faisaient-ils des affaires avec des marchands comme Giacomo Badoer? ; non seulement avaient-ils placé une partie considérable de leur fortune dans la sécurité des banques italiennes*, mais aussi — et surtout — ils avaient demandé et obtenu la citoyenneté génoise : Loukas Notaras lui-méme avait obtenu le titre de magnificus miles et était, aux yeux du duc de Génes, un ami de la république a qui on demandait des services et, aussi, un citoyen jouissant de tous les priviléges qu’un tel statut lui assurait+. En d’autres termes, le premier conseiller de |’empereur était aussi |’agent d’une puissance italienne ; pourtant, c’est a cet agent que l’on attribue les positions antilatines les plus intransigeantes.


On aurait pu penser que c’était la un cas particulier, un changement d’attitude strictement personnel. Cependant, examiné dans son contexte historique, ce changement d’attitude revét un caractere presque symbolique et semble refléter une réalite beaucoup plus complexe.

















L’IDEOLOGIE ANTILATINE


Traditionnellement, les Byzantins voyaient les Chrétiens de l’Occident avec une certaine condescendance, qui frolait souvent le mépris. Aprés tout, Byzance était sortie pratiquement indemne des invasions du IV€ et du V© siecle, avait maintenu et renforcé ses structures Ctatiques centralisées, ainsi que le réve de l’empire romain et chrétien oecuménique ; elle était restée pendant neuf siécles une grande puissance, le principal champion de la Chrétienté contre l’avance islamique ; pendant les siecles obscurs du Moyen Age, elle avait maintenu une économie développée, un niveau de vie élevé, une culture qui n’avait pas d’égale en Occident. Lors des premiéres croisades, les Constantinopolitains sophistiqués virent bien a quel point les Occidentaux, bien que militairement forts, restaient des hommes rapaces et rustres, sinon barbares ; l’empire pouvait utiliser leurs services mais n’avait aucune intention de les considérer comme égaux. Dans le méme ordre d’idées, les commergants italiens ont été acceptés a Byzance, et se sont vu accorder des privileges et des concessions, a une époque oii |’élite byzantine méprisait le commerce et tirait ses revenus de la terre.


Puis, il y a Constantinople, la Ville (Polis) par excellence, Nouvelle Rome a la fois et Nouvelle Jérusalem, le joyau de la terre, celle qui est désirée par tous les peuples et réputée dans tout le monde et dans univers entier> : une ville sans égale en Europe, située sur les détroits qui unissent la Mer Noire a la Méditerranée et au point de contact de l’Europe civilisée avec |’Asie civilisée ; une ville imprenable dont la population, au XII s., n’était pas loin du demi million d’habitants, dans laquelle étaient accumulées des richesses inouies et qui était le plus grand marché international que le monde ait jusqu’alors connu.


Les Croisés qui l’ont vue pour la premiere fois en juin 1203 ont été émerveillés : « car ils ne pouvaient pas penser qu’il pat étre en tout le monde aussi puissante ville, quand ils virent ces hautes murailles et ces puissantes tours, dont était close tout autour a la ronde, et ces superbes palais, et ces hautes églises, dont il y avait tant que nul ne |’ett pu croire s’il ne l’edt vu de ses yeux, et la longueur et la largeur de la ville, qui sur toutes les autres était souveraine »®


Cette « ville souveraine » fut prise et mise a sac par les Croisés le 12 avril 1204: événement majeur de "histoire, qui consacra la rupture définitive entre les Chrétiens d’Orient et ceux de |’Occident, entre les Grecs et les Latins. Les foyers de résistance byzantine n’auront dorénavant qu’un seul but : la reconqueéte de la reine des villes et la résurrection de l’empire byzantin dans sa capitale traditionnelle’. Et le retour, apres tout acciden-tel, des Grecs a Constantinople en 1261 sera vu comme l’accomplissement d’un réve en méme temps que comme un nouveau départ pour l’empire. Et, en effet, nouveau départ il y a eu, mais dans quelles conditions . . .


Malgré les projets grandioses de reconquéte de tous les anciens territoires de l’°empire que Michel Paléologue langait en 1261, malgré le titre de « Nouveau Constantin » qu’il s’était donné, la réalité politique était tout autre : Byzance était déja un état mineur ; si elle a pu mener pour quelques années encore une _ politique universelle, ce fut surtout grace a l’auréole que lui assurait sa tradition glorieuse. Mais |’avenir de l’empire était hypothéqué déja avant la reconquéte de Constantinople.


De 1261 a 1453, Byzance, pressée de tous les cétés, ménera une existence plus ou moins précaire sur les rives du Bosphore. Si elle a pu résister avec succés a |’ esprit de revanche des Occidentaux, incarné par Charles d’ Anjou et appuyé par les pontifes romains, elle l’a fait grace a sa diplomatie savante et au prix de concessions qui peseront lourd sur son propre sort par la suite yAinsi, quelques années apres la reconquéte de 1261, les Latins, bien que hais par tout Byzantin, réapparaissent a Constantinople, y jouissent de toutes sortes de priviléges commerciaux, et vivent a l’intérieur de leurs propres colonies installées dans des concessions, souvent fortifiées.


Deux mondes hostiles sont ainsi en contact quotidien, alors qu’autour d’eux la marée turque avance pour les engloutir. C’est cette symbiose des Grecs et des Latins, difficile et pleine de contradictions, qui nous occupera dans ce qui suit.


















Les divergences théologiques et juridictionnelles entre l’Eglise d’Orient et celle d’Occident ont sans doute joué un role important pour la mésentente générale des deux parties de la chrétienté, déja séparées par une barriére linguistique presque insurmontable. Les hommes cultivés, sauf quelques rares exceptions, ne peuvent pas et ne veulent pas se comprendre. Le petit peuple, profondément pieux et attaché a ses propres traditions ecclésiastiques, n’ose pas s’en écarter de peur de tomber dans l’hérésie — une hérésie qu’il ne connait pas trés bien mais qu’il craint quand méme.

























De quoi les Byzantins en veulent-ils aux Latins ? Au niveau des théologiens et des ecclésiastiques, y compris élite des moines, on parle surtout de questions théologiques et liturgiques : de |’addition au credo, le fameux filioque qui équivaut aux yeux des Byzantins a un blaspheme ; du jetne du samedi et de l’usage des azymes, qui rapprocheraient les catholiques des juifs ; plus tard, du purgatoire, autre innovation « inacceptable » de l’Eglise d’Occident. On parle aussi — et surtout — du primat du pape, qui est inconcevable justement a cause de ces erreurs doctrinales*. Un Byzantin du XIII° siecle déclare a ce propos : « Donner le primat sur toute l’Eglise orthodoxe du Christ 4 quelqu’un qui professe l’hérésie, est-ce juste ? C’est une trahison complete et non une mesure de dérogation (oikonomia) ; un tel homme n’est méme pas digne de la derniere place maintenant »’. Un autre s’écrie : « Suivrai-je done moi aussi les impiétés du pape ? Avec lui blasphémerai-je, sacrifierai-je les azymes, observerai-je les sabbats, en un mot, abolirai-je avec lui les traditions et les ordres des peres divins ? Que la terre m’engloutisse, si jamais un jour je voulais cela... »!°





























Ces paroles enflammeées sont tirées des traités polémiques longs et fastidieux ; elles montrent cependant le degré de fanatisme et de détermination avec lequel l’Eglise occidentale était rejetée par certains théologiens grecs, dont les convictions étaient fondées sur des arguments compliqués et appuyés par de nombreuses citations des Péres de I’Eglise. Or, toute cette argumentation théologique, parfois subtile, n’était naturellement pas a la portée du Byzantin moyen, dont I’ opposition aux Latins était le résultat de son « patriotisme orthodoxe » plutot que de convictions théoriques. Faut-il rappeler a ce sujet que dans les formules d’abjuration que signaient au XIV®© siecle ceux qui embrassaient |’orthodoxie, on évitait d’entrer dans les détails théologiques et on s’en tenait a un simple — et rapide — refus du filioque et des « autres croyances » (doxai) et coutumes (ethima) des Latins ? Apres tout, dans cette guerre froide entre Eglises, ce qui comptait surtout, c’était l’allégeance des individus''.









































Des textes de caractére plus populaire sont utiles pour nous montrer quels étaient les griefs du Byzantin moyen contre les Chrétiens d’Occident. Ils sont d’habitude composés de paragraphes courts, dans lesquels sont exposés plus que cent « erreurs » des Latins concernant le dogme, la liturgie, le clergé, le culte des saints, les jetnes, et leurs rapports avec les autres chrétiens et en particulier avec les Byzantins. Plusieurs textes de ce genre sont encore inédits ; d’autres se trouvent dans des publications pratiquement inaccessibles ; souvent, ils présentent des problemes de date et d’attribution qui n’ont pas encore été résolus.
































Prenons comme exemple le mémoire contre les Latins que Constantin Stilbés rédigea peu apres 1204!'?. Il est rédigé avec une clarté presque absolue, qui devient cependant déconcertante compte tenu des simplifications, des inexactitudes, des exagérations et des malentendus qu’elle exprime. Comme J. Darrouzes |’a remarqué, il y a une tendance manifeste a « noyer les questions essentielles dans |’accumulation des détails qui tournent a la caricature et au pamphlet »'?. Or, ces questions secondaires sont exactement celles qui peuvent étre comprises méme par ceux qui n’ont pas de formation théologique : n’importe quel Byzantin pouvait voir la différence entre ses propres prétres, qui portaient la barbe, et le clergé latin, qui « se rasent et la barbe et le poil de tout le corps en pensant que c’est une purifica-tion » et qui, de ce fait « se montrent efféminés »!* ; n’importe quel Byzantin pouvait comprendre que les lois latines du jetine étaient différentes de celles qu’il observait lui-méme'> ; et il était par conséquent prét a croire des accusations bien plus pittoresques, comme, par exemple, que certains Latins « se lavent avec leur propre urine »!®.







































































































Une propagande tellement simpliste ne peut s’adresser qu’a un public pret a l’accepter sinon déja convaincu. Elle montre a quel point les deux parties de la chrétienté €taient alors profondément séparées par l’incompréhension et méme l’ignorance mutuelle, qui tendaient a augmenter dans la mesure ot les contacts devenaient plus frequents et l’antagonisme politique, militaire et économique se développait. Aux yeux de Stilbés — et de tout Byzantin — il y avait un vrai scandale dans le spectacle des éveques latins qui « se mettent en guerre et marchent en tete des autres au combat ; ils souillent leurs mains de sang en tuant ou en se faisant tuer ; ils deviennent meurtriers, eux les disciples du doux Christ, eux qui consacrent de ces mémes mains le corps et le sang sacramentels »'’. Faut-il rappeler que 1’Eglise byzantine, fidele aux conseils de saint-Basile, a toujours déposé les prétres qui ont commis un meurtre, méme ceux qui se trouvaient en légitime défense ou qui se sont battus contre des infideles pour défendre leurs ouailles ? L’idée de la guerre sainte et, a plus forte raison, celle des indulgences est toujours restée étrangere aux Byzantins. Or, au XIII® siecle, ceux-ci étaient naturellement furieux d’apprendre que les soldats de la IV© croisade, qui se battaient contre les Chrétiens d’Orient, bénéficaient de ces avantages spirituels. Enfin, les exces que les Occidentaux ont commis en 1204 ont toujours été gardés en mémoire par les Byzantins : la liste des griefs de Stilbés compte 27 accusations contre les croisés qui ont profané des lieux sacrés lors de la prise de Constantinople en 1204'8. Il est inutile d’essayer de vérifier le bien fondé de ces griefs ; ce qui est important, c’est que les Byzantins des XIII°-XV° siécles y croyaient ferme et se fondaient sur eux pour juger les Latins. En d’autres mots, l’aspect patriotique primait.

































Si bien que lorsque le moine Calabrais Barlaam s’est rendu a la Cour pontificale d’Avignon en 1339 afin de soulever les Chrétiens d’Occident pour une croisade contre les Turcs, il expliqua au pape Benoit XII que ce n’était pas les problemes théologiques qui séparaient les Grecs des Latins :




























« Ce n’est pas tellement la difference des dogmes qui sépare de vous les coeurs des Grecs ; c’est plutot la haine contre les Latins qui est entrée dans leurs ames a cause des nombreux et grands maux que les Grecs ont soufferts des Latins de temps a autre, et qu’ils souffrent encore chaque jour : s’ils n’oublient pas cette haine, l’union ne pourra pas se faire ».
















Et cette haine ne s’est pas éteinte : au contraire, elle s'est ravivée chaque fois que les empereurs ont essayé de rapprocher les deux Eglises. Aux yeux du petit peuple, tout rapprochement avec |’Eglise d’Occident équivalait a une trahison nationale ; les unionistes étaient vus comme des « Francs », des étrangers (alloethneis), des mauvais patriotes (pas .. . philorémaigi)*®. Il n’est donc pas étonnant que les tentatives d’union aient provoqué des réactions violentes, malgré les raisons politiques évidentes qui inspiraient leurs instigateurs. Par l’union de Lyon en 1274, Michel VIII Paléologue réussit 4 briser une alliance antibyzantine formée avec la bénédiction du Saint-Siege en Italie ; mais il provoqua des véritables révoltes a l’intérieur de l’empire et finit par perdre le controle de |’Asie Mineure byzantine au profit des Turcs. Par l’union de Florence en 1439, Jean VIII | Paléologue espérait obtenir l'aide des Occidentaux sous forme d’une croisade contre les Ottomans qui libérerait Constantinople ; il a réussi, encore une fois, a diviser les Grecs, a polariser la situation politique et a en arriver a des déclarations comme celle de Loukas Notaras et a la chute subséquente de Constantinople aux mains des Turcs. Curieusement, ces derniers semblent avoir été les principaux bénéficiaires de toute politique qui avait pour but de forcer les Grecs a se jeter dans les bras des Latins.


On rappellera a ce propos que les Grecs qui vivaient aux XILI°-XV® siécles en territoire dominé par des Occidentaux avaient la vie difficile : non seulement ils étaient considérés comme un peuple conquis et en subissaient les conséquences économiques et sociales, non seulement leurs biens ecclésiastiques étaient presque tous confisqués, mais aussi ils subissaient les tracasseries quotidiennes de |’Eglise romaine qui faisait tout pour les empécher de conserver le dogme de leurs ancétres, et leur refusait le droit d’avoir leurs propres évéques?'. Cette attitude tranchait tres nettement sur celle des Turcs et en particulier des Ottomans, qui montraient une tolérance beaucoup plus grande envers les Chrétiens qu’ils avaient soumis??. I] n’est donc point étonnant de voir qu’a partir d’un certain moment, plusieurs monasteres grecs des campagnes, a l’approche des Turcs, ont fait volontairement acte de soumission au sultan ottoman et obtinrent en échange sa protection pour les biens et pour les personnes : les moines voyaient bien que, a part les avantages matériels que cette soumission leur assurait — par exemple, protection contre les raids des gazi turcs ; droit de perpétuer leurs privileges sous le régime turc — elle leur donnait également l’assurance qu’ ils pourraient conserver leur dogme et résister 4 l’assimilation religieuse et a l’assimilation nationale}. En d’ autres mots, si Byzance a connu un parti pro-turc, ce fut surtout en réaction contre les Latins.












































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