Download PDF | J. Laurent, M. Canard, L’Arménie entre Byzance et l’Islam, depuis la conquête arabe jusqu’en 886, Lisbonne 1980.
241 Pages
PRÉFACE DU RÉVISEUR
L'ouvrage de J. Laurent, L'Arménie entre Byzance et l’Islam depuis la conquête arabe jusqu’en 886, paru en 1919, a fait date et a été largement utilisé par les historiens qui ont eu à s'occuper de l’ Arménie et de ses rapports avec les deux empires voisons, l'empire byzantin et l'empire arabo-islamique. Cet ouvrage classique est depuis longtemps épuisé. La Fondation Calouste Gulbenkian en a entrepris une réédition. En acceptant de me charger de la remise à jour de cet ouvrage, je ne me suis pas dissimulé les difficultés de la tâche. Depuis 1919, les études faites dans les trois domaines, Byzance, l Arménie, l'Islam, ont obligé à apporter à l'ouvrage primitif un certain nombre de modifications et d’additions.
Le plan géneral et la disposition des chapitres avec leurs titres n'ont pas été changés. Toutefois, on a incorporé au chapitre premier l’Appendice 1 de l'ouvrage primitif relatif aux dénominations de l Arménie et de ses différentes provinces et régions. On a incorporé à l'ouvrage même, soit dans l'exposé, soit dans les notes, des faits et détails qui primitivement avaient été rélégués dans les Appendices. On a maintenu ces Appendices en les développant dans certains cas, et en y ajoutant, comme dans l’Appendice rélatif à la révolte de Bâbek, la traduction d'extraits d'auteurs arméniens ou arabes.
Dans l'ouvrage primitif, le volume considérable des notes mises au bas des pages, qui constituait parfois une gêne pour le lecteur, a été autant que possible réduit, en faisant passer une partie de ces notes dans l'exposé et conservant les références bibliographiques dans les notes. Il n'a pas paru nécessaire d'indiquer chaque fois les modifications auxquelles on a procédé. I va sans dire que le lecteur trouvera dans ces notes les références à des travaux parus depuis 1919.
Nous avons modifié la graphie des noms arméniens pour adopter la translittération proposée par la Revue des Etudes Arméniennes, Nouvelle Série. Basée sur la prononciation de l'arménien oriental, cette translittération ne peut pas représenter une gêne bien sérieuse. On reconnaitra facilement les noms qui, dans des travaux divers et dans des traductions, ont été transcrits d’après la prononciation de l’arménien occidental. La question est très ancienne et l’on sait que la transcription des noms arméniens employée par Constantin Porphyrogénète a permis de dire que ses informateurs étaient des Arméniens occidentaux: le nom du canton arménien Degik‘(Acc. Loc. Degis) transerit en grec suivant la prononciation occidentale Tekis-Texñc.
En ce qui concerne la translittération des noms arabes, on a adopté d'une façon générale celle de l’Encyclopédie de l'Islam, qui emploie sh, dh, pour arabe $, d efc; mais pour éviter, dans certains mots, des groupes shsh, dhdh, nous avons adopté ss, dd, par exemple, nous transcrivons “x, , nom de la forteresse-capitale de Bâbek, sous la forme Badd, pour éviter Badhdh.
Dans la bibliographie ainsi qu'au cours de l'ouvrage, les noms des auteurs et les titres de leurs livres ou articles, seront orthographiés comme ils l'ont été par leurs éditeurs. C’est ainsi que le nom bien connu de J. Marquart sera conservé sous cette forme dans les citations d'ouvrages où le nom est imprimé ainsi, mais sous la forme Markwart pour les articles et livres parus depuis que le célèbre arméniste et orientaliste a modifié la graphie de son nom, c'est-àdire depuis 1922,
Conformément à la méthode que j'avais suivie dans l'édition française de la seconde partie de l'ouvrage de A. À. Vasiliev, Byzance et les Arabes, relative à la Dynastie Macédonienne, où les Extraits des auteurs arabes, en traduction française, ont fait l’objet d’un volume séparé, j'ai considéré qu'il était utile, pour compléter la réfection de l’ouvrage de J. Laurent, d'y joindre, en un volume spécial, la traduction française d'extraits d'historiens et géographes arabes relatifs à la période envisagée.
Je dois ajouter que cette réfection m'a été grandement facilitée par les fréquentes conversations que j'ai eues, au cours de mon travail, avec le savant rédacteur de la Revue des Etudes Arméniennes, Mr. H. Berbérian, que j'ai consulté sur diverses questions relatives au sujet de l’ouvrage et qui a mis à ma disposition sa riche bibliothéque. Sa connaissance profonde de la langue, de la littérature, de l’histoire et de la géographie de l'Arménie, a permis de Préciser ou corriger de nombreux détails de l'ouvrage primitif. de rectifier notamment la graphie de beaucoup de noms mal orthographiés par J. Laurent, et de résoudre les nombreuses difficultés en face desquelles on se trouve quand on étudie l’histoire compliquée et parfois obscure de l'Arménie.
INTRODUCTION
VUE GÉNÉRALE SUR LE SORT ET SUR LE ROLE DE L’ARMÉNIE ENTRE BYZANCE ET L'ISLAM
L'Arménie fut conquise par les Arabes, partie sur les Perses, dont l’état disparut sous les coups de l'Islam, partie sur l'empire grec, qui dut reculer devant l’invasion, mais qui ne se résigna pas à sa défaite. Il résista énergiquement sur une ligne allant de la Méditerranée à la mer Noire par la allée de l'Euphrate: dans une lutte incessante, il revendiqua par les armes, avec des fortunes diverses, mais sans succès durable avant la deuxième moitié du neuvième siècle, les territoires qui lui avaient été enlevés et. parmi eux, l'Arménie.
Celle-ci connut donc à nouveau le sort qui avait été si longtemps le sien, lorsque Rome ou Byzance et les empires de l'Iran se disputaient sa possession. Victime d’une lutte dont elle était en partie l'enjeu, elle reçut les coups des deux adversaires, mais, comme ils devaient compter avec sa force propre, elle profita longtemps de leur rivalité pour les utiliser l’un contre l’autre et pour échapper à l’asservissement complet par l’un d'entre eux. Elle y réussit du moins jusqu'aux victoires grecques sous la dynastie macédonienne.
L'Arménie occupait, sur les confins des deux empires, une position excentrique et lointaine, où ils ne pouvaient aventurer et maintenir leurs troupes que si la population du pays, belliqueuse, bien armée et jalouse de s difficiles de ses montagnes, son autonomie, n'utilisait contre elles ni les pass ni les murs de ses nombreuses forteresses. Or, l'Arménie ne se prêta pas plus en général à l’action des Arabes contre les Byzantins qu’au retour de ces derniers sur son territoire. Elle n'accueillit chez elle les armées d’un des deux empires que pour en chasser les soldats de l’autre : puis, ce service rendu, elle ne supporta pas sur son sol la présence permanente d’une forte troupe sser d'eux, elle se retourna vers ses adverde ses libérateurs; pour se débarr saires de la veille. Les revirements successifs, par lesquels l'Arménie s’efforçait de maintenir ses libertés, apparurent à ses deux voisins comme des trahisons répétées et inexpiables. Ils l'exposèrent aux rigueurs de ses maîtres et à celles de Byzance; mais ils lui valurent aussi de ne pas être subjuguée, tant que la prépondérance sur l'Asie occidentale ne fut pas acquise à l'empire grec.
Les Arabes, en effet, ne parvinrent pas à détruire la force de l'Arménie: ils durent toujours, avant d’y avoir réussi, soit compter avec la faiblesse croissante de leur gouvernement, soit réagir contre des menaces ou des succès grecs, et, pour éviter de jeter les Arméniens dans le parti des rebelles ou dans celui de Byzance, leur accorder la paix et de nouveaux privilèges. L'empereur, de son côté, dut oublier ses griefs contre les Arméniens, chaque fois que les Arabes firent mine d’anéantir ce peuple; car son existence éloignait le grave danger que l'Islam aurait fait courir au Bosphore et par conséquent à Constantinople, s’il était arrivé sur les côtes de la mer Noire. Aussi l’empereur sauva-t-il de la ruine plus d’un prince arménien qui l’avait combattu: de puissantes familles, qui lui avaient été hostiles, lui durent un refuge d’abord, puis le relèvement et la reconstitution de leur principauté. Byzance pourtant, tout comme les Arabes, aurait trouvé plaisir à châtier les Arméniens et profit à réduire leur résistance ou à supprimer leur autonomie. Néanmoins la réalité obligea longtemps et Byzance et les Arabes à prolonger l'existence d’un peuple, qu'ils trouvaient turbulent et indocile, mais dont aucun des deux empires ne put méconnaître que la force matérielle et l’activité belliqueuse constituaient pour sa frontière une protection efficace et indispensable.
La force et la bravoure des Arméniens ne suffirent pas cependant à transformer cette autonomie en indépendance et en unité; ils ne s’entendirent pas avec les peuples de leur voisinage, tiraillés comme eux entre les Grecs et les Arabes; ils ne s’assimilèrent pas les populations non arméniennes, auxquelles ils commandèrent; ils furent incapables d’obéir à un seul chef: au lieu de grouper leurs efforts dans l'intérêt commun de la nation, ils se conduisirent suivant leur vieille coutume féodale, qui faisait du salut égoiste de chaque principauté le suprème devoir du seigneur et de ses sujets. Les adversaires de l’Arménie trouvèrent toujours une partie d’entre eux prêts à se dresser contre les autres. Les Arméniens ne réunirent jamais l’ensemble de leurs forces et de leur volonté pour une action commune. L’Arménie garda donc ses institutions autonomes beaucoup plus par suite de la lutte entre ses voisins que par l’effet de son action personnelle; car elle ne trouva pas en elle-même assez d’esprit politique et de sentiment national pour devenir un état fort, uni et indépendant.
Dans la deuxième moitié du neuvième siècle pourtant un heureux concours de circonstances aboutit à la restauration de la monarchie arménienne, abolie depuis le quatrième siècle. A cette époque, le califat arabe de Bagdad tomba dans une décadence qui présageait sa fin; Byzance eut en mème temps la bonne fortune d’avoir en Basile le Macédonien un empereur qui inaugura sur la frontière arabe la série des succès qui devaient rendre à sa dynastie l'accès de la Syrie et des pays du haut Euphrate; en Arménie, un prince heureux réussit à dominer l’ensemble de ses compatriotes ct de ses voisins; sur quoi, il reçut des Arabes le titre de roi, qui lui fut confirmé par Byzance.
Du coup, les Arméniens crurent que leur antique royauté était restaurée et que leur ancienne puissance nationale allait revivre. L’Arménie eut alors une courte période de prospérité et d'éclat, dont l'originalité est incontestable et dont ses fils n’ont pas cessé de se faire honneur. Mais cet épanouissement ne fut pas de longue durée: l'Arménie eut bientôt des rois aussi nombreux et aussi divisés que l'avaient été ses princes; elle fut par suite incapable de se défendre par elle-même contre les empiétements des Grecs, tandis que la force décroissante du califat ne pouvait plus la soutenir efficacement. Elle passa donc de la domination arabe, qui avait dù respecter son existence politique, à celle de Byzance, qui la compromit.
L'empire grec, en effet, se mit à annexer le pays par lambeaux; il y étendit ses progrès à mesure que le califat de Bagdad s’affaiblissait et que les Arméniens se divisaient. Il finit par installer ses troupes dans Ani, la capitale du royaume arménien créé en 885-6, et par organiser en provinces byzantines l'ensemble de l'Arménie, depuis Mélitène et l’Euphrate jusque près de Dwin, non loin de l’Araxe, et jusqu'au voisinage d'Urmiya et de son lac. Pour n'avoir pas à recommencer bientôt cette conquête, Byzance, qui redoutait l’inconstance des Arménies, transporta sur son territoire les rois dépossédés, avec ceux de leurs nobles et de leurs sujets, qui voulurent les suivre, ou dont elle jugea le déplacement nécessaire. Par cette émigration en masse, la Haute-Arménie perdit pour la première fois la force féodale, qui avait réussi à s'y perpétuer et à s'y maintenir depuis le septième siècle av. J.-C.: mais, pour la première fois aussi, quand cette force eut disparu, la population arménienne subit la domination complète de l'étranger. Son maître fut d’abord l'empire grec, qui dut bientôt laisser la place aux Tures. Sous eux, de toutes les autonomies locales de l'ancienne Arménie, il ne subsista sur place que la Géorgie, dont Byzance n'avait pas déporté la féodalité et qui resta longtemps prospère sous une dynastie d’origine arménienne. Les autres principautés indigènes de la Haute-Arménie étaient bien mortes et n'y reparurent plus.
C'est beaucoup plus à l'ouest que se perpétua dès lors, sous la surveillance directe et sous la rude autorité du gouvernement byzantin, ce qui restait aux Arméniens d'organisation politique et de vie autonome. Leurs rois et leurs princes menèrent désormais leur existence féodale traditionnelle non loin des rives de la Méditerranée, dans une région où Byzance les avit installés parce qu'ils y avaient été précédés par de nombreux compatriotes. Les Arméniens, en effet, n'avaient pas cessé, depuis la conquête arabe, d'émigrer en nombre dans l'empire byzantin. Quelques-uns y firent fortune: ils devinrent de grands propriétaires fonciers: ils commandèrent des armées et des provinces; ils présidèrent au gouvernement de l'empire; ils montèrent même, non sans éclat, sur le trône de Constantinople. Mais la masse des émigrés s'établit de préférence dans les provinces situées à l’ouest et près de l’Euphrate, entre Mélitène, Sébaste et Césarée.
La population y avait toujours été si fortement mélangée d’Arméniens, qu’on avait donné à cette région le nom de Petite-Arménie, puis celui de gouvernement (thème) des Arméniaques. Depuis la conquête arabe, les incursions annuelles, qui se faisaient sur toute cette frontière, avaient en grande partie dépeuplé le pays. Aussi Byzance y avait-elle accueilli avec empressement les Arméniens qui avaient voulu s’y établir. C'est là encore qu'elle installa, en feudataires autonomes et pour sa propre défense, les rois et les nobles arméniens, lorsqu’ elle crut devoir les arracher à leurs montagnes. Ils y furent rejoints par tous ceux que chassèrent de Haute-Arménie soit l'invasion turque, soit le désir de rejoindre leurs compatriotes dans leur nouveau domaine. Cet afflux continuel des Arméniens, l’esprit d'aventures et de conquête de leurs chefs les amenèrent à étendre leurs établissements vers le sud, entre la Cappadoce et la Syrie, dans les pays reconquis par les Grecs au dixième et au onzième siècles et retrouvés par eux en partie désolés et déserts. Les états féodaux de cette nouvelle Arménie débordèrent donc très vite la région de Mélitène, de Sébaste et de Césarée; ils occupèrent les deux versants du Taurus occidental, puis la Cilicie, Tarse et Edesse; les colonies arméniennes pénétrèrent même jusqu’à Antioche et, par l’Oronte, jusqu'à Césarée de Syrie. En quelques années, l’organisation nationale arménienne s’étendit ainsi sur la région comprise entre le Taurus, la Syrie et la Méditerranée, qui devint pour les Arméniens une nouvelle patrie, où ils poursuivirent, sous la suzeraineté de l’empereur, leur existence politique, désormais impossible dans l’ancien domaine de leur race.
Ils y constituèrent pour l'empire, contre les Tures, une protection qui aurait pu être efficace, si une collaboration véritablement amicale entre les Arméniens et les Grecs n’avait pas été rendue impossible par l'opposition du tempérament des deux peuples et par le souvenir de leurs querelles passées Les Arméniens continuërent dans le Taurus les divisions intestines, la dangereuse turbulence et le nationalisme intransigeant, qui avaient fait jusqu'alors leur faiblesse et leur malheur. Ils restèrent, sur le territoire grec, des féodaux peu maniables, plus soucieux de leurs libertés et de leurs intérêts personnels que de discipline et de sacrifice. Ils évitèrent avec soin de se confondre avec les Grecs; ils gardèrent leur costume, leurs goûts, leurs moeurs, leur langue et leur religion; ils refusèrent obstinément de se rallier à la confession religieuse de Constantinople.
Ils se formèrent, dans leur nouvelle patrie, autour de leurs anciens princes ou de hardis et heureux soldats, en groupes, qui se firent habituellement la guerre, suivant leur vieille et déraisonnable tradition nationale, et qui marchèrent aussi bien contre l’empereur que pour lui. Le gouvernement byzantin, en essayant de fixer dans leurs fiefs ces incorrigibles aventuriers, de ramener à l’obédience du patriarche de Constantinople ces chrétiens dissidents, et de forcer à la soumission et à l’ordre ces turbulents et belliqueux vassaux, ne réussit qu’à les exaspérer davantage contre lui. Ses relations
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avec l’Arménie du Taurus n’aboutirent en définitive qu’à fournir, dans les principautés arméniennes, de précieux auxiliares à l'invasion turque lorsqu’ elle eut à franchir les défilés de cette montagne (1071 sqq.).
Pour avoir ainsi trahi Byzance, les Arméniens obtinrent des Turcs, moyennant tribut, la permission de conserver leurs chefs, leurs forteresses, leur religion et leur autonomie, c’est-à-dire tout ce qu’il fallait pour continuer leurs querelles intestines. Celles-ci permirent aux Turcs de ne pas tenir leurs promesses et de ne respecter ni les territoires ni les châteaux forts des Arméniens, qui recommençaient à tourner les yeux vers Constantinople, où régnait depuis 1081 un souverain capable de vaincre la mauvaise fortune et de rendre à l'empire un peu de vigueur, quand les Croisés arrivèrent dans leur pays.
Ils y parvinrent en fort mauvais point, exténués, bêtes et gens, par la traversée du plateau de Cappadoce et par le passage des premiers défilés du Taurus. Les Arméniens reçurent en frères ces chrétiens venus de si loin, issus de la même race que les nombreux mercenaires francs dont ils avaient vu la bravoure pendant tout le onzième siècle, en combattant à leurs côtés dans les armées de Byzance. Ils les accueillirent d'autant mieux que les nouveaux venus se présentaient de la part de l’empereur de Constantinople, sous la conduite d’un général qu'il leur avait donné et avec la volonté avérée d'arracher le pays aux Turcs et à l'Islam. Les Arméniens guidèrent donc les Croisés; ils les approvisionnèrent. Pour avoir plus sûrement le concours de leurs bras, ils les marièrent à leurs filles, ils leur ouvrirent les villes et les châteaux de Tarse à Mar’ash, à Samosate et à Edesse. Ils leur rendirent possible la prise d’Antioche, partant celle de Jérusalem, et le succès de toute l'entreprise. Sans eux, la première croisade aurait eu, dans les plaines de Cilicie ou de Cappadoce, la triste fin des expéditions latines, qui essayèrent après elle de gagner la Palestine à travers l'Asie Mineure.
En récompense de tant de services, les Croisés traitèrent les Arméniens en peuple conquis. Ils se substituèrent à leurs princes; ils occupèrent leurs églises et leurs principaux domaines. Aussi les Arméniens se vengèrent-ils comme ils le purent. Contre les Latins oppresseurs, ils se rapprochèrent des Turcs et des Byzantins: ils travaillèrent avec eux à l’anéantissement des armées latines qui tentèrent de suivre la première à travers l'Asie, de Constantinople à Antioche: ils contribuèrent à écourter la vie du comté franc d’Edesse; surtout ils se constituèrent, en Cilicie et dans le Taurus méridional, une principauté qui, en appelant à elle, suivant les cas, les Grecs ou les Turcs. sut maintenir son indépendance contre les Croisés,
Les Arméniens eurent plus de mal à se défendre contre l'empire grec, lorsqu'il redevint puissant en Asie sous les Comnènes: ils purent toujours néanmoins utiliser contre lui les Latins ou les Musulmans, échapper à la destruction chaque fois que l'empereur leur fit la guerre et ne lui accorder dans l'intervalle qu'un hommage intéressé et une vassalité de pure forme.
Cette situation dura jusqu’à la fin du douzième siècle, jusqu’à la décadence rapide de l'empire byzantin après la mort de l’empereur Manuel Comnène en 1180. Lorsqu'il fut évident que Byzance était désormais incapable d'intervenir utilement dans les montagnes du Taurus ou sur les côtes de Syrie, les Arméniens de Cilicie, familiarisés avec les Latins par un siècle de rapports constants, plus rapprochés par leurs mœurs féodales des rudes chevaliers d'Occident que des hommes de cour et d'église qui dirigeaient le gouvernement de Constantinople, menés par des princes qui avaient contracté des alliances de famille avec les Croisés, pressés d’ailleurs par la nécessité de ne pas rester isolés en face des Turcs, se décidèrent à renoncer à la protection de Constantinople, à solliciter leur entrée dans le système politique de l’Occident et à demander pour leur chef une couronne royale à l'empereur et au pape de Rome.
Les Arméniens constatèrent ainsi la fin de la puissance grecque en Asie, l'échec définitif des efforts faits par Byzance pour libérer l'Arménie de l'Islam, puis pour la renforcer et pour Putiliser à son profit.
Tel fut, après cinq siècles de durée, l’aboutissement d’une lutte, où l'Arménie avait été à la fois enjeu et partie; elle y avait été victime de son organisation politique et de son tempérament national autant que de la convoitise et des compétitions de ses puissants voisins; elle avait eu cependant assez de force et de bonheur pour sauver jusqu’au bout son existence politique, menacée par les ambitions et les violences des Grecs, des Arabes, des Croisés et des Turcs.
L'histoire de ces faits est mal connue; elle a été déformée par le parti pris national des Arméniens, ignorée en grande partie des sources grecques, arabes et latines, dispersée ou à peine effleurée dans les histoires modernes de l'Arménie et dans celles de Byzance, du califat, des Turcs ou des Croisades. J'ai entrepris de la présenter dans son ensemble et, pour commencer, de préciser dans le présent volume quels furent la vie et le rôle de l'Arménie, entre Byzance et le califat, depuis la conquête arabe jusqu’à la restauration de la monarchie arménienne en 885-6.
On trouvera donc dans les pages qui suivent, en premier lieu, le tableau des conditions matérielles et des institutions autonomes et nationales, qui firent à la fois la force et la faiblesse de l'Arménie arabe; — puis un récit de ses relations avec le califat et avec Byzance, divisé en deux parties, dont la première s'étend depuis la conquête arabe jusqu’à l’avènement de l’empereur Basile le Macédonien en 867, — la deuxième étant consacrée aux faits qui, sous le règne de ce prince, furent la cause plus immédiate du rétablissement de la royauté en Arménie.
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