الاثنين، 7 أغسطس 2023

Download PDF | Constantinople 1453 Des Byzantins Aux Ottomans Textes Et Documents, Anacharsis (2016).

Download PDF | ( Famagouste) Vincent Déroche, Nicolas Vatin (eds.) Constantinople 1453 Des Byzantins Aux Ottomans Textes Et Documents,  Anacharsis (2016)

1410 Pages 




Avant-propos

Vincent Déroche et Nicolas Vatin

Le 29 mai 1453 est une de ces dates qui émergent dans l’histoire de I’ humanité. Certains en ont fait le point de départ des temps modernes. Dans tous les cas, la chute de Constantinople, qui éliminait 4 jamais |’ Empire romain d’ Orient, était la fin d’un monde, tandis que la conquéte d’Istanbul donnait aux Ottomans un immense prestige impérial et promettait de nouveaux succés 4 l’expansion musulmane en Europe. L’historien se doit de nuancer ces images. 













Pour autant cette vision symbolique de l’événement — toujours latente aujourd’ hui dans les réflexions ou polémiques sur la place de l’islam dans le monde ou, récemment encore, sur le statut de Sainte-Sophie — était déja celle largement partagée par les contemporains du siége et leurs premiers successeurs. C’est 4 ceux-ci que le présent volume a choisi de donner la parole, parce qu ’ils sont notre source sur des événements qu’il importe de comprendre en historiens d’aujourd’hui, soucieux de préciser les faits avec le plus d’exactitude possible, mais aussi d’en éclairer le contexte politique, social et culturel et de comprendre ce qu ils signifierent pour ceux qui les vécurent, de prés ou de loin.






















Nous ne sommes pas les premiers 4 tenter cette aventure. Il y aura bient6t quarante ans, Agostino Pertusi faisait paraitre, sous le titre La caduta di Costantinopoli, un ouvrage de grande ampleur qui eut un retentissement important. II ne s’agissait pas de proposer au public une nouvelle histoire du si¢ge et de la chute de Constantinople, mais de lui donner accés aux sources en fournissant une traduction italienne de textes de natures trés diverses : témoignages, mais aussi récits d’historiens, échos plus ou moins lointains, etc. A. Pertusi s’était notamment efforcé de donner toute leur place aux sources orientales, ce qui, al’époque, était une innovation. Des introductions et une annotation soigneuses, une chronologie fine des événements, une bibliographie a jour, contribuérent 4 faire de ce recueil de traductions un ouvrage de référence, toujours de premiére utilité aujourd’ hui.

















Etait-il utile de refaire ce travail en rassemblant 4 nouveau la traduction de textes et documents sur la chute de Constantinople (ou la conquéte d’Istanbul) ? A cette question, il est aisé de répondre qu’un pareil effort n’avait jamais été fait en frangais. Non seulement les lecteurs francophones ne disposaient pas d’un volume rassemblant systématiquement cette documentation, mais encore la plupart des auteurs n’avaient jamais été traduits en francais, 4 commencer par Doukas et Kritoboulos.


















D’autres considérations, cependant, poussaient les promoteurs du présent volume.

En premier lieu, ils étaient animés par le souci de fournir un travail philologique aussi sérieux que possible, en revenant aux textes originaux, ce que Pertusi n’avait pas toujours pu faire dans le domaine oriental. Aussi firent-ils appel a des collaborateurs nombreux, qui acceptérent de participer al’aventure, malgré les taches qui les occupaient déja. Ceci explique 4 la fois le temps qu’ il fallut pour venir 4 bout du présent volume et certaines particularités de celui-ci, sur lesquelles nous reviendrons plus bas.


Bien entendu, la recherche historique et la bibliographie avaient continué a se développer, a la fois dans le domaine de l histoire et de I’ historiographie. Nos connaissances sur les événements et notre fagon d’aborder les sources ont changé depuis les années 1970, notamment (mais non uniquement) en ce qui concerne les textes ottomans. Bien plus, un certain nombre des documents latins ou des chroniques ottomanes traduits ici n’étaient alors pas disponibles. L’importance accordée dans le présent recueil aux textes apocalyptiques, ou a des hagiographies de saints derviches (qui ne décrivent pas le sige) est le reflet de I’évolution de notre maniere de faire de histoire ou, pour le dire autrement, de nous interroger sur la nature d’un événement comme le siége de 1453, sur sa signification pour les acteurs, de part et d’autre des murailles de la Ville, et pour leurs descendants.


Enfin il paraissait important — mais il est juste de dire qu’A. Pertusi s’était déja efforcé de travailler dans cet esprit — de ne pas séparer artificiellement les domaines linguistiques et culturels. D’ailleurs, a l’analyse, on s’apercoit qu’auteurs hellénophones et turcophones pouvaient participer pour une part, fat-ce marginalement, 4 une culture commune, notamment une culture orale qui nous échappe.


L’organisation générale de l’ouvrage est le reflet de ces réflexions préliminaires.


Notre but étant de fournir au lecteur un maximum de sources et de lui en faciliter la compr¢hension, il était nécessaire de faire quelques bréves introductions générales mettant les événements et les textes en contexte : une introduction historique, cosignée par un byzantiniste et un orientaliste, est suivie d’une chronologie, 4 usage pratique et plus légére que celle d’A. Pertusi. Puis trois exposés sont consacrés aux particularités des sources grecques et slaves, occidentales et ottomanes (en turc ou en arabe).


Les textes traduits sont répartis, indépendamment de la langue de départ, en cing sections thématiques. La premiére (« Historiens : les textes de référence ») rassemble des témoignages majeurs d’auteurs contemporains des faits, qui ont constitué ou constituent la base de nos connaissances. Y figurent bien sir les quatre historiens byzantins, Kritoboulos, Doukas, Sphrantzés et Chalkokondyles, sources des récits modernes de la chute (malgré leurs points de vue trés divergents) avec Barbaro qui, étant plutét un témoin, trouve sa place dans la section suivante ; on y a joint Posculo et Nestor Iskander dont le témoignage a été jusqu’ ici insufhsamment exploité a cause de difficultés philologiques, ainsi qu’un extrait des mémoires de Constantin Mihailovi¢. Dans le cas particulier des auteurs ottomans, on ya placé Tursun Bey et Asikpasazade, dont les récits ont été largement la source des autres historiens ottomans, y compris parmi leurs contemporains. Non sans hésitation, on y a ajouté Enveri, dont le poéme n’est pourtant que la versification d’un original en prose inconnu, mais dont la date de rédaction est la plus ancienne de tout le corpus en langue turque. La deuxiéme section (« Lettres et documents ») est occasion d’apporter en contrepoint de ces sources littéraires bon nombre de sources documentaires, le plus souvent (mais pas exclusivement) occidentales, qui apportent au lecteur un contact direct et bienvenu avec l’événement concret. Le titre de la troisitme section (« Monodies et lamentations ») parle de lui-eméme : un échantillon de textes donne une idée de l’écho douloureux de |’événement dans le monde chrétien. Les textes grecs, surtout ceux en vers, sont devenus partie intégrante de la culture populaire grecque qui garde la nostalgie de la Ville et de l’ Empire idéalisé. On a choisi de rassembler dans une méme quatriéme section (« Prophéties, apocalypses et textes mystiques >) d’une part des textes proprement apocalyptiques — dont les travaux de Stéphane Yerasimos ont montré quelle était la porosité, dans des contextes politiques changeants, entre les différentes cultures qui se cétoyaient et s’affrontaient —, d’autre part des récits ottomans d’une tonalité un peu particuliére : le passage des Tevarih-i al-i Osman d’Orug, qui revient sur la thématique de la ville maudite chére aux opposants 4 la politique impériale de Mehmed II, fait écho aux textes apocalyptiques ; deux autres émanent du monde des derviches et présentent les événements a travers le prisme d’une vision mystique populaire. La cinquiéme section enfin rassemble sous le titre « Apres la bataille : de l’histoire a la légende » des textes rédigés aprés les événements, soit par des contemporains du siége travaillant de seconde main, en historiens plus qu’en mémorialistes, soit bien plus longtemps aprés les événements ; le Pseudo-Sphrantzés est emblématique de cette reconstruction d’un passé assez récent en une légende qui oblitéra presque les vraies sources dans la mémoire collective sous la domination ottomane. Pour ne pas alourdir le volume, c’est par une petite synthése due a Michel Balivet que le lecteur pourra prendre connaissance de trois narrations ottomanes tardives, rédigées au XVII‘ siécle, « entre mythe et histoire ». Pour finir, un épilogue constitué de trois courtes synthéses vient rappeler que la date du 29 mai 1453 scella la fin d’un monde, mais également le début d’un autre et aussi, peut-étre, la perpétuation partielle du premier dans le second.


Chaque traduction est annotée et précédée d’une introduction sur Pauteur et son ceuvre qui fournit une courte bibliographie. Dans la forme, une homogénéisation a été faite. En revanche, tant en raison du temps qu’a pris la préparation du volume que par principe, nous avons choisi de laisser 4 chaque contributeur une grande liberté. Aussi |’importance de la notice liminaire, le nombre et la longueur des notes, et méme lesprit dans lequel elles sont rédigées, peuvent varier un peu, dans une limite que nous espérons raisonnable.


Pour éviter de répéter 4 chaque occurrence des éclaircissements pourtant nécessaires, nous avons annexé d’une part un glossaire définissant des termes techniques ou des notions géographiques ou mythologiques, d’autre part une liste de biographies des principaux personnages apparaissant dans les textes. Une concordance permettra également de se repérer entre les différentes formes que pouvaient prendre, selon la langue, les noms de lieux ou de personnes.


Avant de clore cet avant-propos, qu’on nous permette de dire notre gratitude 4 tous ceux qui nous ont aidés a venir a bout de ce projet: d’abord Frantz Olivié qui a accepté généreusement de publier le livre, puis les Labex TEPSIS et RESMED qui ont apporté une contribution financiére essentielle, enfin des amis et collégues dont l’aide ou le soutien, 4 un moment ou un autre, se sont révélés essentiels : M™* Nathalie Clayer et Anne-Marie Touzard, MM. Jean-Claude Cheynet et Driss Mekhouar. Notre reconnaissance va également aux contributeurs du volume, qui bien souvent ont accepté d’y participer par amitié, certains dans la derniére étape, pour nous permettre d’achever.


Plus d’une année a passé en effet depuis l’époque ot Bernard Flusin lancait la premiére idée de ce recueil. Avec le temps, de nouveaux collégues, souvent de jeunes collégues, se sont joints 4 nous, pour notre plus grand plaisir. D’autres, hélas, nous ont quittés. En ce moment d’aboutissement ou nous aurions souhaité les avoir auprés de nous, notre pens¢e va 4 Michel Lassithiotakis et Stéphane Yerasimos, tous deux compagnons de la premiére heure décédés prématurément, a qui nous dédions ce livre. 


















Introduction générale


Guillaume Saint-Guillain et Nicolas Vatin


Il est des événements auxquels les mécanismes complexes de la construction du souvenir et de lécriture de histoire ont conféré une valeur symbolique et une charge émotionnelle si fortes qu’ils risquent, a étre réexaminés de plus prés, d’apparaitre finalement trop maigres dans des vétements trop grands. Une fois dépouillés de leur valeur mémorielle et mnémotechnique, il reste souvent l’impression que l’essentiel de ce qu’ ils prétendent incarner et résumer s’est passé avant, aprés, ailleurs ou autrement. Tel est en partie le cas de la chute de Constantinople, mais en partie seulement!. Certes, les faits et la date de 1453 - ou de 857 pour les Ottomans, grands amateurs de chronogrammes* — ont acquis trés tét un pouvoir d’évocation qui les dépasse et l’ont ensuite, sinon contintiment conservé, du moins périodiquement retrouvé: au soir de son triomphe, a en croire en tout cas Tursun Bey’, la pensée du conquérant lui-méme ne s’égarait-elle pas loin du champ de bataille de l’heure, dans une méditation intemporelle sur la caducité de toutes les grandeurs impériales ? Pourtant, la prise de la capitale de ce qui restait, bon an mal an, l Empire romain n’est pas simplement un événement symbolique propre 4 nourrir la poésie du transitoire. Non seulement il joue bien un réle dans le développement des phénoménes plus lents et plus massifs qu’il sert souvent a évoquer par un raccourci simplificateur sinon réducteur — l’ humanisme et le transfert de I’ héritage grec antique a I'Italie, le partage des eaux entre l’ Europe orientale et l'Europe occidentale, le basculement de cette derniére de la Méditerranée a Atlantique, l’avénement de la puissance ottomane a un nouveau statut, la genése de l’hellénisme moderne, la fin du Moyen Age — mais pour certains d’entre eux il constitue le moment d’une rupture décisive.


Cet événement ne peut donc pas étre réduit 4 l’écume d’une mer qui serait seule la véritable histoire. Il le peut d’autant moins que le regard qui se porte aujourd hui sur lui est nécessairement guidé par un double héritage. Celui, d’abord, de tous les textes qu’il a suscités dans les décennies qui l’ont suivi, dont on verra que seuls quelques-uns peuvent étre définis 4 proprement parler comme des témoignages?; celui ensuite de tous ces autres textes qui se sont employés dans les siécles suivants 4 le réinventer et 4 l’insérer dans un grand récit, puis 4 le reconstituer dans ses moindres détails 4 l’aide des méthodes de la science historique. Nous avons en effet affaire 4 un événement qui a été scruté dans ses recoins les plus obscurs avec un soin maniaque par des générations d’historiens : on l’a décomposé en une série de micro-événements dont l’authenticité ou les motifs de invention ont été soigneusement pesés et, par un phénoméne bien connu, ’érudition appelant toujours davantage d’érudition, sa signification a parfois été perdue de vue au profit d’une quéte esthético-savante du détail vrai.



















S’efforcer d’y voir clair parait donc essentiel, d’autant plus que |’événement de 1453 et ses conséquences ont longtemps suscité et suscitent aujourd hui encore des émotions fortes : qu’on songe aux réves et frustrations qui ont pu animer la politique de l’empire tsariste ou du royaume hellénique, mais aussi 4 la multiplication a Istanbul des tombes de héros mythiques de la conquéte de la Ville*, ou a importance de l’image du Conquérant (Fatih) et de sa conquéte dans la Turquie contemporaine, alors que certains envisagent de rendre 4 Sainte-Sophie le statut de mosquée qu'elle a perdu depuis prés d’un siécle au profit de celui de musée. Pour y voir clair, donc, le mieux est de laisser parler les textes que nous avons traduits, non sans donner les quelques clefs qui doivent permettre de comprendre ce qu ils disent et ce qu ils ne disent pas. Dans Il’ introduction a ces textes, notre but modeste est de présenter briévement les origines de l’événement : origines historiques 4 long, puis 4 moyen terme, ou il est naturel que Byzance, de plus en plus isolée et inquiéte, constitue le pivot de notre propos, avant de s’interroger sur ce que pouvaient signifier pour les Ottomans eux-mémes le siége et la conquéte de Constantinople.


LES RACINES DE LA CHUTE: BYZANCE, LES TURCS ET LES OCCIDENTAUX AVANT LE XV‘ SIECLE


L’histoire de la chute de Constantinople commence au moins deux siécles avant 1453, avec la grande conquéte mongole qui submerge tout P’Orient musulman et change la face du monde. Celle-ci, entre autres immenses conséquences, ébranle définitivement les fondements du sultanat des Turcs seldjoukides qui dominait le centre et l’est de [’Asie Mineure depuis la fin du xi‘ siécle. Ces territoires avaient été auparavant sous le contréle de |’ Empire byzantin*® (nom que les historiens occidentaux donnérent a partir du xvr° siécle 4 |’ Empire romain d’ Orient) ; de cet empire, les Seldjoukides, régnant donc a l’origine sur une population majoritairement grecque et orthodoxe, devinrent |’adversaire par excellence, mais aussi le compagnon de route, dans le cadre d’une relation ou la symbiose et l’affrontement idéologique se cdtoyaient*. Paradoxalement, l’effondrement de cet Etat seldjoukide ne profita pas 4 Byzance, tout au contraire.


C’est que |’ Empire byzantin avait lui-méme beaucoup changé. II avait expérimenté l’exil intérieur, lorsque, en 1204, la conquéte de Constantinople par les croisés francs et vénitiens l’avait chassé de sa capitale et remplacé par un Empire latin prétendant marier |’héritage de Byzance et les modeéles politiques et religieux de l’Occident, alors en pleine expansion. La « latinisation » d’une partie de l’espace byzantin est a replacer dans ce grand contexte de l’expansion de |’ Occident, de l'Irlande a la Palestine et de Espagne a la Baltique, dont la croisade peut étre lue comme l’une des expressions. En Gréce, l’une des principales régions de l’ancien Empire byzantin, elle entraine une fragmentation politique extréme’, mais organisée dans le cadre de rapports féodaux entre certaines de ces entités, ou de relations coloniales entre certaines autres et les communes italiennes de Venise et, plus tard, de Génes.


Parallélement, l’identité impériale et religieuse byzantine se ressource dans la relégation provinciale ; parmi les prétendants grecs a la succession, lun, qui régne a Nicée (Iznik) en Asie Mineure occidentale, finit par dominer les autres, repousser les Occidentaux d’une partie au moins des territoires qu ils avaient occupés et organisés a leur fagon, et finalement reprendre en 1261 Constantinople, la capitale éternelle de l’empire. Cette Byzance restaurée ne peut toutefois plus se prétendre l’hériti¢re autarcique de la tradition romaine : elle est contrainte de prendre sa place dans le concert des nations européennes, avec lesquelles elle doit maintenir un dialogue permanent, politique et religieux, ne serait-ce que pour garder a distance le spectre d’une nouvelle occupation latine de Constantinople. Certes, l’empire maintient ses revendications universelles et sa spécificité religieuse (en dépit d’une premiére union avec |’Eglise romaine de 1274 4 1282), mais néanmoins Byzance est désormais d’Occident et sa politique intérieure méme se trouve déterminée par la question de ses rapports avec les Occidentaux. Ceux-ci contrélent toujours une partie de son ancien territoire et de son économie, a travers |’existence de nombreuses principautés et colonies latines dans le sud de la Gréce comme & travers la présence et l’action, dans |’Empire méme, des mercenaires et aristocrates latins et surtout des marchands italiens, en particulier ceux de Venise et de Génes, qui dominent les échanges commerciaux*.


C’est donc cette Byzance nouvelle, a la facade impériale brillamment ravalée et dont la culture rayonne a travers la premiere renaissance paléologue’, mais dont l’intégration occidentale s’affirme, qui doit affronter les conséquences de |’effondrement seldjoukide. Celui-ci a déchainé les forces, bien plus incontrélables, de nouveaux venus : une seconde migration turque touche alors l’Anatolie, celle de tribus turcomanes encore nomades et pour certaines non encore ou trés superficiellement islamisées. C’est de cette vague que sortiront les futurs Ottomans. Cette injection brusque de forces vives et brutales, couplée au vide politique créé par l’agonie lente et silencieuse des Seldjoukides, dresse face 4 Byzance dans la deuxi¢me moitié du x11 siécle une menace redoutable.


Les conséquences pour l’empire sont immédiates et considérables : il est amputé dés le début du x1v* siécle de l’essentiel de sa moiti¢ asiatique, a Pexception de quelques enclaves comme la ville de Philadelphie (Alasehir), isolée a l’intérieur des terres, et il se trouve ainsi réduit a sa part européenne (Thrace, Macédoine, Nord de la Thessalie et de PAlbanie). Cette avancée turque repousse vers Constantinople des flots de réfugiés anatoliens et bouleverse les structures sociales et économiques de Asie Mineure occidentale 4 présent sous domination turque ; qui pis est, elle déstabilise aussi les équilibres 4 l’intérieur de l’aristocratie byzantine, instrument principal du gouvernement impérial mais désormais dépossédée d’une partie considérable de sa fortune fonciére. Byzance se montre incapable de réagir autrement que par le recours au mercenariat occidental, avec l’engagement des routiers de la Compagnie catalane qui, apres quelques succés face aux Turcs, se retournent contre l’empire, qu’ils ravagent avant d’aller enlever pour leur propre compte Athénes et son duché aux Francs !°. C’est dans ces tensions que s’enracine la premiére guerre civile byzantine (1321-1328), 4 l’ issue de laquelle Andronic II, ’empereur pieux et lettré, est déposé par son petit-fils Andronic HI (1328-1341), souverain guerrier et entreprenant, et par la faction d’aristocrates de vieille souche et de nouveaux riches qui l’entoure. Signe de l’ébranlement des valeurs qui fondent la société, les partis qui s’opposent 4 Byzance n hésitent pas a faire appel 4 des mercenaires, ou alli¢s, turcs — mais il est vrai que la soldatesque turque était déja présente avant cette date dans les armées byzantines.


Des émirats turcs installés sur les rivages de l’Asie Mineure se dotent de flottes et organisent des expéditions de pillages systématiques en mer Egée"!, au cours desquelles s’illustre notamment Umur Beg d’Aydin (1334-1348), dont le nom, latinisé en Morbasanus, est redouté jusqu’en Occident, mais qui fut aussi a l’occasion un partenaire des Byzantins et de leur empereur Jean VI Cantacuzéne. L’une des conséquences principales de cette situation nouvelle est de renforcer encore les liens et les échanges diplomatiques de Byzance avec |’Occident et de changer profondément, au cours du xIv° siécle, la perception byzantine de la croisade mais aussi sa nature réelle: de menace brandie par la papauté pour obtenir la soumission religieuse des Grecs, le projet de croisade devient au contraire celui d’une alliance entre Occidentaux et Byzantins dans le but de défendre la chrétienté désormais menacée en Egée!”. Ce rapprochement, entamé dés les années 1320, connait un demi-succés lors de la croisade de l’Archipel et de la prise de Smyrne en 1344, qui devient pour prés de soixante ans une enclave pontificale en plein territoire turc.


A cette époque toutefois, Byzance a déja sombré dans les désordres et les violences de la deuxitme guerre civile (1341-1347) opposant la régence du jeune Jean V, fils d’Andronic III, au principal conseiller de son pére, Jean Cantacuzéne, qui se proclame empereur sous le nom de Jean VI (1341-1354) 3. La guerre civile provoque cette fois la perte de la plus grande partie de ses possessions européennes, d’abord essentiellement au profit des Serbes qui, sous le régne d’Etienne Uro’ IV Dugan (13311355), accédent trés bri¢vement a la prépondérance politique dans le sud des Balkans. Mais surtout, contre ses adversaires byzantins Cantacuzene s’allie et donne méme sa fille pour épouse 4 Orhan (1326-1362), bey d’une petite tribu turcomane qui a enlevé aux Byzantins dans les années 1320-1330 leurs derniéres villes au nord-ouest de l’Asie Mineure, en particulier Pruse (Bursa), Nicée (Iznik) et Nicomédie (Izmit). Orhan est le fils d’Osman, éponyme de la dynastie ottomane, la « maison d’Osman » (al-i Osman), dont Ventité politique est promise 4 un avenir inespéré 4. Orhan contribue 4 la victoire de Jean VI, mais ses guerriers ravagent ce qui reste du territoire byzantin en Thrace et en Macédoine et s’y établissent : en 1354, un tremblement de terre providentiel leur ouvre les portes de Kallipolis (Gallipoli), port sur le détroit des Dardanelles qui constitue un point de passage stratégique entre |’Europe et I’Asie. Face a cette avance turque, Byzance fait preuve d’une incapacité ot certains historiens ont vu une véritable faillite de ses élites ».


Les décennies qui suivent voient les Turcs progresser en territoire européen, s’emparant notamment des principales villes de Thrace: Didymotique en 1361, Andrinople (Edirne) en 1369. Battus a la bataille de la Maritza en 1371, les Serbes laissent ouverte aux envahisseurs la voie des Balkans. Ces troupes turques ne sont pas nécessairement li¢es aux Ottomans, que la perte momentanée de Gallipoli (1366-1376) pourrait avoir freinés. Mais Murad I* (1362-1389), fils d’Orhan, sut en définitive imposer la domination de sa dynastie dans les Balkans, faisant d’ Edirne la deuxi¢me capitale ottomane et encerclant Constantinople et son Hinterland.


La puissance ottomane qui s’enracine désormais en Europe est donc en partie une créature de Byzance, née de ses tensions internes, et son développement doit se comprendre dans cette symbiose dévorante avec son prédécesseur. Les Ottomans deviennent l’enjeu principal de la politique intérieure de l’empire, mais aussi de son dialogue compliqué avec l Occident latin : c’est maintenant contre eux que se brandit la croisade, comme en 1366 lorsque le comte de Savoie libére et restitue 4 son cousin l’empereur Jean V (1341-1391) la cité de Gallipoli, que, dans un discours passionné prononcé en 1375, Démétrios Kydénés (1324/1325-1397), le principal ministre de l’empereur et plus grand intellectuel de l’époque, exhorte ses compatriotes 4 conserver 4 tout prix; c’est avec les Ottomans, 4 l’inverse, que les comploteurs de la cour impériale nouent a présent leurs intrigues, comme en 1376, lorsque la coterie philoturque qui entoure l’empereur-héritier Andronic IV écarte temporairement du pouvoir le pére de ce dernier, Jean V, et abandonne a nouveau Gallipoli 4 Murad I.


L’aide tant espérée des Latins tarde en effet 4 venir, en dépit des efforts de l’empereur Jean V: celui-ci n’a pas hésité a faire le voyage jusqu’a Rome et as’y convertir en 1369 — a titre personnel — a la foi romaine, qui séduit par ailleurs une partie de [élite intellectuelle et aristocratique, tels le grand lettré et ministre impérial Démétrios Kydénés et les membres de son cercle !°. C’est que les princes d’Occident sont alors empétrés dans les conflits fratricides nés de la Guerre de Cent Ans, la papauté dans le Grand Schisme (1378-1417) et les communes italiennes, principaux partenaires commerciaux de Byzance, dans la lutte séculaire opposant Venise et Génes, rivales dans le contréle du commerce oriental '”. Le paradoxe de la nouvelle situation est en tout cas qu’elle pousse Byzance a sortir de son territoire rabougri pour jouer le jeu d’une politique internationale de grande envergure, tres au-dela de ses capacités réelles. Il en va de méme pour l’Eglise byzantine qui affine son dogme et s’affirme plus que jamais comme la téte du monde orthodoxe, combattant |’influence romaine dans la capitale, résolvant le schisme né de l’expansion serbe et développant l’orthodoxie en terre roumaine ainsi que les liens avec le monde slave, alors méme que, bien plus prés, les si¢ges épiscopaux des territoires ci-devant byzantins échappent désormais a l’autorité du patriarche de Constantinople. Cette construction d’un « commonwealth byzantin » ecclésiastique profite d’ailleurs aussi 4 l’autorité des empereurs, surtout lorsqu ils raffermissent leur ascendant sur |’Eglise a la fin du xiv‘ siécle.


Tout cela pourtant ne saurait suffire face 4 la montée inexorable de la puissance ottomane!*: aprés l’indécise bataille de Kosovo Polje (« le Champ du Merle >) en 1389, ot Murad I* trouve la mort, mais au prix d’énormes pertes pour ses adversaires serbes et leurs alliés, |’ Etat ottoman se découvre un champion indomptable en la personne de son fils Bayezid I* (1389-1402), surnommé « la Foudre » (Yildirim) ”. Tout en maintenant Byzance dans la position humiliante d’ Etat tributaire, jouant pour cela des tensions existant entre les factions au sein méme de la famille impériale, il affirme sa puissance dans les Balkans et la Gréce, enlevant aux Byzantins la deuxitme ville de l’empire, Thessalonique (1387), ainsi qu’en Asie Mineure, ot il annexe diverses principautés turques lors de campagnes auxquelles ses vassaux byzantins sont contraints de participer. C’est lors d’une de ces campagnes que le savant empereur Manuel II (1391-1425) 7° compose ses fameux Dialogues avec un Perse (c’est-a-dire un Turc) dans lesquels il défend la supériorité théorique de la foi chrétienne sur l’islam, que le verdict des armes semble alors contredire. Apres l’entrevue de Serrés (hiver 1393-1394), durant laquelle Bayezid humilie les princes paléologues et fait mutiler les marins et les officiers qui les accompagnent, la rupture est désormais inévitable entre Byzance et son suzerain menagant: elle intervient en 1394, lorsque Bayezid lance une campagne particuli¢rement destructrice contre le Péloponnése byzantin et surtout entame un blocus de la capitale. Ce premier si¢ge ottoman de Constantinople dure huit longues années et constitue une épreuve considérable pour la société byzantine*!; le seul soutien aux assiégés leur vient d’abord de la flotte vénitienne. A la faveur d’une pause dans les combats de la guerre de Cent Ans, une croisade est envoyée au secours de Byzance par les princes d’ Europe occidentale et placée sous la conduite du roi de Hongrie Sigismond de Luxembourg (1387-1437), futur empereur d’Occident (1410-1437); mais elle vient se fracasser contre la supériorité tactique ottomane lors de la terrible bataille de Nicopolis en Bulgarie (1396) ”*: victimes de leur héroisme myope, les chevaliers francais survivants sont exécutés ou, pour les plus heureux, ranconnés, et le roi de Hongrie n’en réchappe lui-méme que de justesse. Bayezid peut alors rétablir le blocus et construire sur le Bosphore le fort d’Anadolu Hisar1. Ce chevaleresque fiasco compromet pour longtemps tout projet de croisade, méme si le roi de France envoie encore en 1399 un petit corps expéditionnaire placé sous le commandement de |’amiral Boucicaut, l’un des rescapés de Nicopolis, qui vient ponctuellement desserrer l’étau du siége.


Lorsque Boucicaut rentre en Occident, c’est accompagné de |’empereur Manuel II qui se lance dans un pélerinage diplomatique désespéré a travers l’ Europe ot il quémande encore le secours des rois de l’Occident : en dépit de l’accueil bienveillant et curieux qu’ ils lui réservent — au Louvre par exemple, dont Manuel a laissé la description de l’une des tapisseries —, leurs priorités sont désormais ailleurs*’. Mais alors que Byzance semble cette fois perdue, elle est sauvée in extremis par le déferlement d’un terrifiant deus ex machina, d'un autre conquérant asiatique, qui, a un siécle et demi de distance, fait écho aux ravages de la vague mongole : Timur Lenk (« le Boiteux »), le Tamerlan des Occidentaux, aprés avoir, par le fer et le feu, unifié sous son autorité l’Asie centrale et ravagé le Proche-Orient, écrase lors de la bataille d’Ankara, en 1402, l’armée de Bayezid que cette menace grandissante avait contraint a desserrer dés 1400 le blocus de Constantinople”. La puissance ottomane semble s’écrouler comme un chateau de cartes”, laissant Byzantins et Latins terrifiés devant la violence destructrice indéchiffrable qui l’a abattue et qui pourrait bien les emporter a leur tour. Elle chasse en tout cas les Latins du port de Smyrne, dont la garde était confiée depuis 1374 aux Hospitaliers de Rhodes. Mais Tamerlan reflue, repu de destructions, et une aube nouvelle et inespérée se leve pour Byzance.

















DE LA RENAISSANCE BYZANTINE A LA RESURRECTION OTTOMANE


Les Ottomans ne disparaissent pas du paysage politique de la région. Des principautés anatoliennes récemment annexées retrouvent leur autonomie, mais ce qui reste des possessions ottomanes est partagé entre les fils de Bayezid I*. C’est le début d’une crise de dix ans (1402-1413), guerre civile connue chez les Ottomans sous le nom de « Grand inter°: ce qui est en jeu est en effet de savoir lequel des princes parviendra a reconstituer sous son autorité |’unité du royaume de la famille


regne » *


d’Osman. L’ainé, Siileyman, contrdle les territoires européens, qui n’ont pas connu les ravages des armées de Tamerlan et dont le caractére ottoman a méme été renforcé par un afflux de réfugiés d’Asie Mineure. C’est avec ce souverain ottoman affaibli que Byzantins et Latins négocient des conditions de paix avantageuses, formalisées en 1403 dans le traité de Gallipoli ””. Grace a ce succés diplomatique, Byzance récupére, outre une partie de son territoire, l’initiative politique; plus important encore peut-étre est le renversement du lien symbolique avec les Ottomans : alors qu'il s’était trouvé réduit au statut de tributaire turc, l’empereur devient désormais le « pére » politique du souverain ottoman. Une grande partie de l’ceuvre de reconstruction a laquelle s’attelle alors Manuel II consiste précisément en cette restauration du prestige impérial, a P intérieur comme a l’extérieur.


L’empire du début du xv¢ siécle n’est pas qu’un nom sonore: c’est aussi un territoire ou plutét des territoires éclatés**. Son cceur palpitant demeure Constantinople, capitale politique, pdle intellectuel d’excellence et centre économique affairé autour duquel continue a s’organiser une part non négligeable du commerce de la Méditerranée orientale” : la convergent les ressources de la mer Noire, de Asie Mineure et de la Thrace, les convois réguliers des grands navires des cités marchandes italiennes comme le réseau des petites embarcations qui irriguent la mer Egée et nourrissent les échanges régionaux; la ville est donc aussi une place financiére importante. Les marchands grecs ont adopté les techniques commerciales de leurs confréres italiens avec lesquels ils trafiquent et construisent ainsi de belles fortunes, illustrées par les cas des familles Goudeéleés et Notaras qui, enrichies par le commerce a la fin du xIv‘ siécle, ont pénétré les rangs de la vieille aristocratie, du moins de la petite fraction de celle-ci qui a survécu 4 la perte de son patrimoine foncier*°. Non seulement les chefs de ces deux familles, Georges Goudélés et Nicolas Notaras (pére du grand duc* Luc), effectuent d’importants dépéts dans les banques italiennes, mais ils ont acquis les citoyennetés vénitienne et génoise. Cela n’empéche d’ailleurs pas les empereurs de les faire accéder Pun et l’autre a la haute charge de mésazén* (premier ministre) +1. Ce monde des affaires, sur lequel les sources grecques sont assez discrétes, les documents latins nous le font connaitre : actes des notaires * occidentaux actifs sur place ou dans la colonie génoise voisine de Péra ; archives provenant de I’ile de Créte, la grande colonie vénitienne en Gréce qui entretient des échanges intenses avec Constantinople; et surtout le célébre livre de comptes du marchand vénitien Giacomo Badoer qui réside dans la ville de 1436 4 1440*?.


Si celle-ci n’a plus la splendeur et surtout la densité urbaine de l’époque de Justinien, la Constantinople des derniers Paléologues reste donc une ville assez riche et prospére, loin de l'image de déclin qui colle encore 4 son souvenir: on se plait souvent 4 relever qu’avec ses quelque 50 000 habitants la population ne représentait plus que 10 % de ce qu’elle était dans l’Antiquité tardive, mais ce genre de comparaison n’a pas beaucoup de sens. Il faudrait plutdt souligner qu’elle était plus peuplée que Rome et a peu pres autant que Génes a la méme époque; rien n’indique par ailleurs que la démographie ait été particuli¢rement en déclin, tout au moins pas jusqu’a la décennie précédant la chute. La relative dispersion de ’ habitat a l’intérieur des remparts, si elle peut il est vrai constituer une faiblesse militaire, reléve d’un usage de l’espace différent de ce qu’ il avait pu étre a d’autres époques et n’empéche pas l’existence de zones densément peuplées.


Les quartiers étrangers donnaient 4 la ville une animation exceptionnelle, sans parler de la colonie génoise de Péra, de l’autre cdté du Bosphore, qui constituait un centre urbain autonome, dense et florissant. Certes, les palais impériaux, probablement trop grands désormais, n’étaient pas parfaitement entretenus, pas plus que ne l’étaient nombre des structures et des batiments antiques qui intéressaient particuliérement les voyageurs occidentaux (comme Cristoforo Buondelmonti, prétre florentin établi en Gréce qui produisit au début du siécle le premier « plan » de Constantinople’), mais il n’en allait pas autrement 4 Rome ot les humanistes pleuraient tout autant le sort des vieilles pierres ; cela n’enléve rien a la somptuosité des demeures aristocratiques du temps, comme le « palais de sire Luc » (Notaras) dont une révision du plan de Buondelmonti réalisée vers le milieu du siécle indique l’emplacement. C’est bien sur une métropole vivante et vibrante et non sur une ville fantome moribonde que régnent les derniers basileis.


Une partie de l’historiographie récente voit donc dans la Byzance du xv¢ siécle une sorte de cité-Etat comparable aux communes italiennes contemporaines **. Toutefois, elle ne se réduit jamais 4 cette capitale brillante et affairée. L’empire qu’elle gouverne a beau étre fait de lambeaux dispersés, il n’en existe pas moins : quelques villes du Nord de la mer de Marmara et de la Thrace; la céte de la mer Noire jusqu’aux bouches du Danube (territoires essentiels pour comprendre le réle de Constantinople dans le commerce de la mer Noire) ; en Macédoine, Thessalonique et ses alentours, du moins jusqu’en 1423 lorsque, le retour de la menace ottomane se faisant trop pressant, les Byzantins préferent céder la ville aux Vénitiens, mieux 4 méme de la défendre (mais qui doivent pourtant la livrer en 1430) >; quelques files du Nord de l’Egée, en particulier Lemnos dont les productions agricoles, soigneusement valorisées, contribuent au ravitaillement de la capitale *° ; enfin et surtout la grande presqu’ile du Péloponnése, appelée Morée au Moyen Age et al’époque moderne, dont la gestion est confiée aux fils cadets de l’empereur et dont la capitale provinciale, Mistra, concentre quelques-unes des plus remarquables créations artistiques de la période *”. Sans étre considérables, ces territoires ne sont pas insignifiants et sufhraient a faire de Byzance une petite puissance régionale.


Elle est cependant bien plus que cela. Alors méme que l’espace qu’ ils administrent est modeste (mais plutét en expansion au XV‘ siécle, particuligrement dans le Péloponnése), les empereurs Manuel II (1391-1425) et Jean VIII (1425-1448) *8 jouent avec brio de l’éclat de leur statut de successeurs des empereurs romains pour asseoir un prestige international qui va bien au-dela. Ils sont reconnus comme suzerains ultimes et pourvoyeurs de légitimité par leurs fréres administrant les provinces de |’ Empire avec le titre de despote*, mais aussi par les princes des Balkans, orthodoxes comme les despotes* de Serbie ou d’obédience romaine comme ceux d’Epire, ainsi que par les seigneurs génois du nord de |’Egée. Tous sont ailleurs liés a la famille impériale par des mariages qui se jouent des barricres religieuses entre les différentes dénominations chrétiennes*”.


C’est ce prestige pourpre qui explique aussi l’ampleur de leur jeu diplomatique en Occident : confié 4 des ambassadeurs recrutés parmi les aristocrates mais aussi les grands intellectuels du temps, c’est une arme redoutable dans la préservation de leur Etat °. Celui-ci a d’autant plus de poids que le monde grec fascine désormais a l’ouest, ot |’humanisme naissant aspire 4 renouer avec I’héritage grec dont Byzance est la dépositaire attitrée: il ne s’agit plus simplement, comme lors de la Renaissance du x11‘ siécle, de s’approprier le contenu utile d’un savoir ancien, mais bien aussi sa forme, sa langue et son idéal mémes. Or, précisément, les ressources réduites de |’Empire ne sufhsent bientét plus a nourrir tous les brillants lettrés nés de la seconde renaissance paléologue, renouveau intellectuel encouragé par les souverains et qui pousse une petite armée de savants 4 dénicher dans les bibliothéques, recopier inlassablement, commenter et réinterpréter les ceuvres des anciens. C’est vers l’Occident et en premier lieu I’Italie que se déversera ce trop-plein de talents, des la décennie qui précéde la chute et surtout aprés elle*!. Le précurseur Manuel Chrysoléras (v. 1355-1415), aristocrate constantinopolitain, diplomate byzantin et converti 4 la foi latine, leur aura montré la voie, lui qui s’était vu confier en 1397 a Florence la premiére chaire de grec de P Occident”. Pour Pheure, dés le début du xv° siécle, ce sont les jeunes intellectuels latins qui se pressent déja pour effectuer des séjours a Constantinople et y boire 4 sa source méme la langue et le savoir helléniques. Les manuscrits grecs aussi les attirent, qui deviennent des curiosités de prix, bientét recherchés par les princes d’ Occident.


Cette ronde des lettrés entre |’Est et l’OQuest, ces voyages d’empereurs infatigables 4 intérieur * et 4 l’extérieur de leur empire, cette circulation incessante des marchands et des ambassadeurs tissent des liens toujours plus forts et pourtant toujours ambigus entre Byzance et |’Occident, mais conduisent aussi ce dernier 4 craindre davantage et partant 4 mieux connaitre l’adversaire intime de Byzance, l’Empire ottoman. Or, aprés les désordres de la guerre civile — qui menacent parfois aussi Byzance, comme en 1411, lorsque Musa Celebi entame a son tour un siége de la ville ** -, celui-ci connait une résurrection encore plus impressionnante que le redressement de Byzance. En dépit de I’éclatante victoire navale de Gallipoli en 1416, au cours de laquelle les Vénitiens, au grand profit des Byzantins, détruisent la flotte ottomane reconstituée par Mehmed I* (1413-1421), ce dernier restaure la base de sa puissance en Asie Mineure en annexant les émirats dissidents et reprend fermement pied dans les Balkans. Mais c’est surtout sous son successeur Murad II (1421-1451) que les Ottomans redeviennent une menace immédiate pour Byzance* : le proclame sa décision en juin 1422, alors qu’il a triomphé de Diizme Mustafa, un prétendant ottoman que les Byzantins avaient suscité contre lui, de mettre 4 son tour devant Constantinople un siége qu il doit cependant lever dés le mois d’aodit pour se retourner contre son frére Kiigiik Mustafa, également soutenu par les Byzantins et des émirs d’Anatolie “.


A Byzance, la nouvelle génération de dirigeants qui arrive aux affaires avec Jean VIII est de son cété favorable 4 une politique beaucoup plus offensive 4 l’égard des Ottomans. Les efforts des empereurs grecs pour contrecarrer l’action de Murad II en soutenant ou suscitant des prétendants rivaux ou en coordonnant l’action militaire des pouvoirs chrétiens ne constituent pourtant pas une solution a long terme et peuvent méme se révéler dangereux: cette pratique passe pour avoir déclenché le siege de 1422, mais aussi pour partie celui de 1453. Elles ne sont pas non plus totalement inefficaces: comme on I’a vu, ce sont les agissements de son jeune frére Kiigitk Mustafa, soutenu par les Byzantins et certains émirats anatoliens, qui contraignent Murad IJ a lever son si¢ge. Un accord est finalement obtenu en janvier 1424, Manuel II consentant a payer tribut et a rendre des territoires récupérés en 1402 %.


Pour autant, si le regne de Murad II connait une remarquable reprise en main et des progressions notables tant en Asie Mineure que dans les Balkans (ot Thessalonique tombe en 1430), le pére de Mehmed II ne cesse d’avoir a lutter tant en Anatolie — ot il faut toujours compter avec les Karamanides et avec la menace timouride — qu’en Europe ot il doit désormais affronter la menace hongroise. Les campagnes de Jean Hunyadi en 1442 et 1443 ont un retentissement considérable et provoquent une nouvelle ligue anti-ottomane. Quand, croyant avoir rétabli la situation par la paix de Szeged, Murad II laisse le tréne a son jeune fils Mehmed a Pété 1444, ses adversaires se saisissent de l’occasion: c’est la croisade de Varna, ou, tandis que les flottes vénitienne, pontificale et bourguignonne bloquent les détroits, Murad rappelé d’urgence remporte une victoire décisive sur les Hongrois le 10 novembre 1444“. Le premier régne de Mehmed II est de courte durée: Murad II remonte sur le trone a l’été 1446 et se consacre jusqu’a sa mort, le 3 février 1451, 4 reprendre en mains les Balkans. En juin 1448, dans le contexte des hostilités avec les Hongrois, qui culminent avec la défaite de ces derniers lors de la seconde bataille de Kossovo (octobre), la flotte ottomane tente une petite opération contre le port de Langa avant de prendre la direction de Kilia et de remonter le Danube. Quelle qu’ait été alors l’inquiétude légitime des Byzantins, on peut se demander si, malgré ces opérations attestées en 1448 — peut-étre simple gesticulation visant 4 intimider —, Murad faisait de la conquéte de Constantinople une priorité.


Le statu quo avec les Ottomans, obtenu a haut prix, ne pouvait guére offrir qu’un simple répit 4 l’empire, dont le salut ne semblait pouvoir venir que de sa relation privilégiée avec l’Occident latin. Celle-ci était cependant toujours polluée par la vieille question des divergences religieuses et del’ Union des Eglises grecque et latine *°. Depuis longtemps les diplomaties byzantine et pontificale jouaient avec l’idée d’un concile cecuménique qui résoudrait une fois pour toutes la question, mais celui-ci était resté jusqu’alors un voeu pieux. Or, au début du xv° siécle les circonstances n’ont jamais été aussi favorables a sa réalisation: une partie de l élite byzantine, dont l’empereur Jean VIII, la veut a tout prix afin de s’assurer l’appui militaire occidental et de sauver |’empire ; par ailleurs, en 1417, l’Eglise d’Occident est enfin sortie du Grand Schisme, avec une papauté quia di en rabattre de ses prétentions monarchiques et qui parait donc plus acceptable (ecclésiologiquement sinon théologiquement) a des Byzantins attachés au principe du gouvernement collégial de l’Eglise. Des négociations avaient d’ailleurs été ouvertes dés le temps du concile de Constance (1414-1418) et elles se poursuivent avec celui de Bale (14311443), méme si Jean VIII préfére finalement négocier avec le pape Eugene IV (1431-1447), qui vient de rompre avec les Péres de Bale. Le pape a lui aussi besoin d’un succes éclatant pour affirmer son triomphe face a ces derniers, et les conditions sont donc favorables aux Byzantins.


C’est ainsi que s’ouvre l’aventure de I’ Union des Eglises. Fin 1437, au risque de s’attirer la colére du voisin ottoman, la délégation grecque, forte de centaines de prélats et de dignitaires impériaux (dont le coat de l’entretien deviendra un enjeu des négociations), s’embarque pour I’ Italie et au début de l’année suivante Eugéne IV convoque le nouveau concile a Ferrare. Les débats s’ouvrent en octobre 1438, bri¢vement interrompus par le transfert du concile 4 Florence afin d’échapper a la peste qui frappe Ferrare>!, L’événement est déterminant dans |’ histoire de |’Occident, non seulement par sa dimension religieuse, mais aussi et peut-étre surtout par la rencontre culturelle et intellectuelle qu’il marque et scelle. Les costumes chamarrés des aristocrates et des évéques byzantins inspirent les peintres italiens et leurs représentations de |’Orient comme du commun passé impérial *. Les idées circulent autant que les images car quelquesuns des plus beaux esprits du monde grec sont du voyage et, lors de réceptions et de conférences en marge des débats du concile, ne discutent pas seulement de religion avec leurs hétes occidentaux mais aussi de lettres et de philosophie. Ils leur font découvrir la richesse tout autant que la diversité intellectuelle du nouveau printemps byzantin, ow le souci de préserver un héritage menacé s’oppose et se marie tout a la fois 4 l’exploration de voies nouvelles et, aux yeux de certains, dangereuses : l’un des plus grands penseurs du temps, Georges Gémistos, dit Pléthon, élaborera ainsi le projet d’un systéme de gouvernement fondé sur |’ instauration d’une forme de paganisme, bien digne d’ horrifier les anciens participants de tous bords au concile, auquel il avait lui-méme assisté quelques années plus tét *°.


Ces aspects fascinants ne doivent pourtant pas faire oublier les travaux proprement théologiques qui se déroulent a Ferrare et surtout a Florence. Les Byzantins réclamaient depuis longtemps un vrai concile pour débattre ouvertement des dissensions qui existent entre les deux moiti¢s de la chrétienté: ils l’auront eu, méme si l’adoption finale des décisions a la quasi-unanimité en 1439 devra étre arrachée par l’empereur. Ce succés au moins apparent du concile permet l’adhésion désormais sans réserve de toute une frange de] élite byzantine au parti de l’Occident, comme I ’illustre la carriére d’un autre grand intellectuel, d’ailleurs éléve de Pléthon, le moine Bessarion, bientét promu cardinal de l’Eglise romaine dont il deviendra l’un des plus éminents représentants avant et aprés 1453, ou le métropolite * de Kiev Isidore, qui accede aussi 4 la pourpre cardinalice ™. Pourtant, il provoque aussi une rupture avec ceux qui estiment qu’a Florence les autorités institutionnelles - l’empereur et les dignitaires de l’Eglise officielle — ont failli et, pour reprendre les mots que leur préte le chroniqueur Doukas (lui-méme unioniste), « vendu leur foi ». Cette opposition, au départ divisée — méme si se rallient a elle certains acteurs du concile pris de remords -, se structure surtout a partir de 1445, lorsque Georges Scholarios, le futur patriarche Gennadios II, se retrouve a sa téte. Elle s’articule aussi sur des dissensions au sein de la famille impériale, aiguisées par l’absence de postérité de l’empereur Jean VIII et la rivalité entre ses fréres : d’un coté Constantin (le futur empereur) et Thomas, de l’autre Démétrios, dont l’hostilité 4 Union s’était déja manifestée a ’époque du concile, qui tente un putsch a la mort de Jean VIII et finira, aprés la chute de Constantinople et la perte de la Morée, par accepter une position de pensionnaire du sultan. Enfin, la question de |’ Union brise Punité du monde orthodoxe lorsque le grand-prince de Moscou refuse de la reconnaitre et fait emprisonner Isidore de Kiev.


Si les opinions de la majorité de la population sont loin d’étre aussi tranchées et les positions de certains acteurs de premier plan souvent bien plus mouvantes, l’influence de la véritable contre-Eglise antiunioniste n’en devient pas moins sufhsante pour entrainer en 1450 1’exil volontaire du patriarche unioniste Grégoire IIT Mammas; ce dernier se réfugie aupres du pape, sans renoncer pour autant a sa charge. L’empereur Jean VIII lui-méme, qui a tant fait pour obtenir l’ Union, parait apres le désastre de Varna ne plus la soutenir aussi fermement et tolére la dissidence : la proclamation de |’ Union conclue a Florence est repoussée sine die et n’aura finalement lieu que le 12 décembre 1452, alors que les nuages s’amoncellent déja sur la capitale. L’Eglise byzantine abordait l’épreuve du si¢ge de Constantinople dans un état de profonde division.































LE CONTEXTE DU SIEGE DE CONSTANTINOPLE: LE POINT DE VUE OTTOMAN

Si, par la force des choses, les évolutions politiques 4 Constantinople étaient marquées par une attitude obsidionale, l’élimination de la présence byzantine sur les rives du Bosphore, on I’a dit, ne constituait sans doute pas une idée fixe pour tous les responsables politiques ottomans. Au demeurant, la question d’une éventuelle conquéte — souhaitée ou jugée prématurée — ne pouvait pas ne pas se poser pour eux, d’un point de vue idéologique aussi bien que géopolitique.



















Quand Mehmed II commenga en 1453 le si¢ge de Constantinople, ce n’était pas la premiére fois que les Byzantins voyaient des troupes musulmanes devant leurs portes. Marius Canard ** a dénombré cing séries d’expéditions arabes contre la capitale byzantine depuis le premier siécle de l’Islam : celle du calife Mu‘awiya en 655 ; celle du calife Yazid I* en 668669, au cours de laquelle Abii Ayyib (Ebu Eyyub pour les Turcs), un compagnon du Prophete, aurait trouvé la mort; celle « de sept ans » en 674-680 (ultérieurement confondue avec la précédente, mais qui fut en réalité plus une série de raids et un blocus qu’une expédition a proprement parler) *”; celle de Maslama en 716-717 ; enfin celle de Haran arRashid en 775-785. Plus précisément, il y eut deux siéges arabes de la ville, celui de Yazid et, surtout, celui de Maslama, qui dura treize mois extrémement éprouvants pour les deux parties et qui, selon des traditions plus tardives, se serait conclu par une tréve comportant |’implantation d’un lieu de culte musulman dans la ville, dont il ne faut pas s’exagérer la signification historique, mais dont l’importance symbolique n’est pas négligeable dans des visions postérieures .






Le souvenir de ces opérations d’importance variable était connu des milieux ottomans, mais on les retrouve aussi, manipulées et multipliées (jusqu’au nombre de neuf ), insérées dans des récits légendaires apocalyptiques turcs a visée politique hostiles 4 la conquéte de la Ville. Cette conquéte, annonciatrice de la fin des temps, appartenait d’autre part a une antique tradition musulmane. On la trouve mentionnée dans des hadiths* — anecdotes ou propos attribués au Prophéte — 4 partir de la seconde moitié du rx* siécle. Les premiers furent probablement notés par Abt Da’tid (mort en 889), réputé pour avoir conservé les plus anciennes traditions, mais c’est surtout le recueil de Muslim (mort en 875), le Sahih, qui fixe la version de l’apocalypse musulmane. Souvent citée est la formule qui proclame: « Constantinople sera conquise assurément. Qu’il sera beau le commandant qui la conquerra, qu’elle sera valeureuse son armée! » Mais il est un autre hadith*, particulicrement apprécié des cercles mystiques, qui traite un théme qu’on verra réapparaitre dans certains des textes ottomans traduits dans ce volume: la supériorité de la pritre des religieux sur les armes des soldats :













« Avyez-vous entendu parler dune ville dont un cété donne sur la terre et autre sur la mer ? » « Oui, Envoyé de Dieu. » « La derniére ne Pattaquent. heure ne viendra pas sans que 70000 fils d’Isaac® Quand ils l’assiégeront, ils ne combattront pas avec leurs armes et ne lanceront pas de traits. Ils diront: “Il n’y a de Dieu que Dieu” et “Dieu est grand” et l'un des cétés de la ville tombera. Au troisi¢me cri ils entreront dans la ville. »













Sans entrer dans le détail, extrémement compliqué, des traditions musulmanes et plus proprement ottomanes tournant autour de ces questions, il est donc important de souligner que la conquéte de Constantinople, comprise comme l’annonce attendue de la fin des temps et comme un succes promis a l’islam, faisait depuis longtemps partie des réves des musulmans. Avec des nuances et des variantes qui étaient fonction du niveau de culture et des tendances mystiques et politiques de chacun, cette vision ne pouvait pas ne pas nourrir |’imagination et soutenir l’enthousiasme des hommes de la troupe de Mehmed II.












A un autre niveau, méme si des relations pacifiques de commerce et de bon voisinage existaient 4 n’en pas douter™, des considérations de stratégie plus concrétes pouvaient pousser les Ottomans a s’en prendre a Constantinople. Aussi les prédécesseurs de Mehmed II avaient-ils déja tenté l’aventure avant lui. Murad I ayant pu récupérer Gallipoli en 1376, les territoires ottomans s’étaient réguliérement étendus, tant en Anatolie qu’en Europe, en sorte que, quand Bayezid I* était monté sur le tréne au soir de la bataille de Kosovo (1389), on pouvait déja dire, comme Kivami le ferait un siécle plus tard, que Constantinople était pareille 4 « la pointe d’un compas fermement et solidement fixée au centre du cercle des pays de l’islam >. Il ne s’agissait pas seulement d’une aberration géographique, mais d’un probléme politique et stratégique, car, méme trés affaibli, ’empereur byzantin pouvait ainsi contréler, ou du moins géner le passage des troupes ottomanes d’un continent a I’autre. 




























Il pouvait s’entendre avec des chrétiens d’Occident dont la flotte bloquerait les Dardanelles. C’est ainsi qu’en 1366 Amédée de Savoie reprit Gallipoli et remit la place aux Byzantins™, ou qu’en 1444 Murad II, alors qu’il se précipitait d’Anatolie en Roumélie® pour se porter a la rencontre des Hongrois 4 Varna, dut renoncer a passer les Dardanelles et remonta jusqu’au Bosphore, qu’il traversa avec l’aide de bateaux génois. Enfin |’ Empereur pouvait abriter des princes transfuges et, si l’occasion s’en présentait, s’en servir pour intervenir dans les affaires des Ottomans et les déstabiliser. Ces menaces — ou ces craintes — jouérent certainement dans les différentes tentatives ottomanes contre Constantinople, déa évoquées plus haut, qu’on recense avant 1453: 1394: blocus de Constantinople par Bayezid I", levé face 4 la menace de la croisade de Nicopolis, puis définitivement en 1400 pour répondre a celle de Tamerlan ; 1411: siege de Musa Celebi; 1422: si¢ge de Murad II, levé pour affronter un prétendant suscité par les Byzantins et des émirs anatoliens ; 1448 : opération de la flotte ottomane contre Langa.














Si donc, a en croire les chroniqueurs ottomans, l’idée de conquérir Constantinople était fortement implantée dans l’esprit du jeune Mehmed I1%, ce n’était pas cependant une idée neuve. Mais le contexte du milieu du xv¢ siécle allait accélérer le cours de histoire”. A l’été 1444, Murad IJ avait choisi d’abandonner le tréne 4 Mehmed, alors agé de douze ans. Il lui laissait son grand vizir, Candarli Halil Pasa, homme d’ Etat expérimenté qui, conscient des questions stratégiques et du danger de croisade, était favorable 4 une politique pacifique. Trés apprécié des janissaires, il avait le soutien de leur agha* Kurtcu Dogan et de personnalités comme le vizir Ishak bin Abdiillah ou le beylerbeyi* d’Anatolie Isa Bey. La méfiance de Halil n’était pas sans fondement: a peine le jeune Mehmed était-il monté sur le trone que Byzance libérait un prétendant ottoman, tandis qu’une flotte croisée sous commandement vénitien allait bloquer les Dardanelles et qu’une armée menée par les Hongrois et rejointe par les Valaques envahissait le territoire. Rappelé en hate, Murad I les arréta a Varna (10 novembre 1444). 



































Il repartit ensuite pour sa retraite de Manisa. A Edirne, les problémes politiques demeuraient. II semble bien que Mehmed II — encouragé par des dignitaires comme le second vizir et beylerbeyi* de Roumélie Sehabeddin Pasa, Zaganos Pasa et Saruca Pasa® — ait alors sérieusement envisagé de préparer un siége de Constantinople. Ce projet, déraisonnable aux yeux du grand vizir, fit peut-étre partie des raisons qui le poussérent a agir : il fut sans doute pour quelque chose dans une révolte des janissaires qui lui donna l’occasion de rappeler Murad II”. C’est ainsi que, en 1446, Murad I] reprit le pouvoir, contraignant Mehmed 4 aller attendre sa mort 4 Manisa; Sehabeddin Pasa, Zaganos Pasa, le nisanci* Ibrahim étaient écartés d’ Edirne.






























Telle était la situation quand Murad II mourut brusquement le 3 février 1451. Durant les quatre années précédentes il avait maté le despotat grec de Morée ott depuis 1448 Thomas et Démétrios avaient remplacé Constantin [XI] devenu empereur ; il avait battu les Hongrois dans la plaine de Kosovo (18-19 octobre 1448); le despote* serbe Georges Brankovié (1427-1456) et l’émir karamanide Ibrahim (1424-1464) paraissaient soumis. Le retour au pouvoir de Mehmed I/ et de ses proches allait mettre un terme a ce statu quo. Le parti de la guerre revenait avec lui’. On pouvait donc s’attendre 4 ce que la question de Constantinople se reposat. Les raisons de prendre la Ville n’avaient pas changé: sa présence au milieu des Etats ottomans était un archaisme dangereux, qui faisait courir des risques de croisade et de déstabilisation politique; son contréle et celui du détroit permettraient d’assurer une meilleure circulation entre l’Anatolie et les Balkans et de contrdler le commerce de la mer Noire.




























 De fait, tandis que le Karamanide Ibrahim profitait de la situation pour entrer en guerre et susciter des rébellions dans les anciens émirats de Mentese, Germiyan et Aydin, en Anatolie occidentale, Constantin XI menagait de lancer le prétendant Orhan contre Mehmed II si celui-ci ne doublait pas sa pension. Ainsi que le souligne Feridun Emecen ”, ces réalités géostratégiques, rappelées par les chroniqueurs ottomans, faisaient qu’un nouveau si¢ge de Constantinople devait avoir lieu un jour ou |’autre, mais le moment précis — 1453 — pourrait s’expliquer par des considérations intérieures ” : délivré de lombre paternelle, le trés jeune souverain devait encore compter avec le grand vizir Candarl: Halil, les dignitaires proches de celui-ci et les janissaires. Seul un coup d’éclat lui donnerait les moyens d’imposer son pouvoir, sans compter la popularité que lui vaudrait auprés des soldats un mémorable butin.












Mais Mehmed II prit son temps et ses précautions. D’abord, pour parer au plus pressé, une expédition fut menée en Anatolie au printemps 1451 contre [brahim du Karaman, qui dut reconnaitre la suzeraineté ottomane et rendre des places autrefois prises 4 Murad II, mais se vit accorder celle d’Alaya. Sur le chemin du retour, les janissaires exigérent des gratifications pour célébrer la premiére campagne du nouveau souverain. Il céda, mais dés qu’il en eut le loisir, il reprit en main la milice, dont Pagha* Kurtcu Dogan fut démis et condamné 4 la bastonnade, comme les officiers qui avaient organisé la manifestation : les janissaires sauraient désormais qui était le maitre. Sur le front chrétien, il assura ses arriéres : un traité fut conclu en 1451 avec le despote* serbe Georges Brankovi¢ a qui certains territoires furent rétrocédés ; la paix avec Venise fut renouvelée le 10 septembre 1451; le 20 novembre suivant, une tréve de trois ans avec les Hongrois fut ratifi¢e”. 





































La construction sur le Bosphore du fort de Rumeli Hisari, entre mars et juillet 1452, donnait les moyens d’étouffer Constantinople coupée de l’approvisionnement pontique. Dans |’automne, les opérations de Turahan Bey en Morée maintinrent sur place les forces des despotes* Thomas et Démétrios. Durant cette année 1452, larmée ottomane se prépara; des canons furent fondus a Edirne”, des bateaux armés dans l’arsenal de Gallipoli. Au printemps 1453, un peu plus de deux ans aprés son avenement, Mehmed II était prét 4 entreprendre la conquéte de Constantinople.





























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