Download PDF | Entre la terreur et l'espoir : la construction de l'image du Mongol aux XIII et XIVe siècles
308 Pages
Résumé L’apparition de l’image du Mongol dans les peintures italiennes est un phénomène particulier et marginal aux XIIIe et XIVe siècles. Notre thèse s’interroge et analyse comment les artistes représentent cette nouvelle image de l’autre, si étrangère et si impensable, et considère la formation et la transformation des images dans différents contextes. L’image du Mongol s’inscrit dans l’histoire transculturelle qui correspond à la période de la Pax Mongolica s’étendant entre 1250 et 1350. Après la conquête mongole, l’Empire mongol construisit une période de paix dans le vaste territoire de l’Eurasie. L’autorité mongole fit un grand effort pour faciliter les routes commerciales, elle construisit un réseau de routes qui permit aux marchands, ambassadeurs et missionnaires de circuler facilement entre l’Europe et l’Asie. A partir de ce moment, les figures mongoles, comme image d’altérité, pénètrent, d’une manière anachronique, dans les narrations évangéliques, comme l’Adoration des mages, la Crucifixion, la Pentecôte et la Résurrection. Elles ne jouent pas toujours un rôle péjoratif, mais changent leur image selon les contextes et les moments : elles ont été représentées comme Gog et Magog à la fin des temps, soldat partageant la tunique du Christ, spectateur et témoin devant le martyr et la Crucifixion, et rois orientaux adorant l’enfant Jésus. Tout cela constitue, dans une certaine mesure, une image oscillatoire qui crée une tension entre la terreur et l’espoir. Notre thèse tente de penser cette complexité du contexte dans la représentation de la figure mongole et dans ce processus, de démontrer comment l’image donne, à son tour, une visibilité des croyances et des sentimens de la fin du Moyen Âge. Mot clés : Image du Mongole - Pax Mongolica - Peinture italienne – Dominicain - Franciscain - Mission évangélique - Chrétiens orientaux
Abstract
The appearance of Mongol images in Italian paintings is a particular and marginal phenomenon in the late 13th and 14th centuries. My thesis examines and analyses how artists represent this new image of the Other, so foreign and so unthinkable, and considers the formation and transformation of images in different contexts. The Mongol image inscribed in a transcultural history corresponds to the period of the Pax Mongolica between 1250 and 1350. After the Mongol conquest, the Mongol Empire built a period of peace in the vast territory of the Eurasia.
The Mongolian authority made a great effort to facilitate the trade routes, and built a network of roads that allowed merchants, ambassadors and missionaries to circulate easily between Europe and Asia. From this moment, the Mongol image, as an image of otherness, penetrates into evangelical narrations in an anachronistic way, such as the Adoration of the Magi, the Crucifixion, Pentecost and the Resurrection.
The role of Mongol is not univocally negative. It changes according to the moments and contexts: they were represented as Gog and Magog at the end of time; as soldier dividing the tunic of Christ; as spectator and witness watching the crucifixion or martyrdom scenes; as oriental kings worshiping the newborn Christ-child. All of this constitute, to some extent, an oscillating image that creates a tension between terror and hope. My thesis aims to consider the complexity of the context in the representation of the Mongol image and to demonstrate how, in this process, the image gives, in turn, a visibility of the sentiments and belifs of the end of the Middle Ages. Key words: The Mongol image - Pax Mongolica - Italian painting - Dominican-Franciscan - Evangelical mission - Eastern Christians
Remerciements J’aimerais tout d’abord remercier mon directeur de thèse, Giovanni Careri, pour tous les conseils qu’il m’a envoyés et la confiance qu’il m’a accordée tout au long de ce travail. Il a toujours été à l’écoute de l’avancée de mes recherches avec une grande patience et attention.
Sa sensibilité singulière pour l’image et son regard athropologique ont profondément influencé les analyses de cette thèse. La version finale de cette thèse a bénéficié de ses remarques pertinentes et de sa relecture scrupuleuse.
Je souhaiterais exprimer ma gratitude à Monsieur Jun Li, pour m’avoir guidée et encouragée à faire de la recherche sur l’image du Mongol dans une perspective transculturelle depuis le debut de ce travail. Merci à sa nouvelle exposition Finding A Homeland at the End of the World – The Trans-Cultural Exchanges and Interactions Between China and Italy From the 13th Century to the 16th Century qui m’a fait découvrir des objets magnifiques et des documents précieux. Merci à Monsieur Jean-Claude Bonne et à Monsieur Pierre-Olivier dittmar pour leur participation à mon comité de suivi de thèse, merci pour leur relecture méticuleuse et leurs suggestions constrctives.
Merci aux seminaires du CEHTA et du GAHOM qui m’ont donné de l’inspitation pendant la rédaction de la thèse. Merci à Madame Dominique Lebleux, Mélanie Budin et à Bella Clougher pour leurs nombreuses relectures et leurs corrections de mon francais désastreux. Enfin, merci à ma famile et à mes amis pour leur soutien permanent et leurs encouragements constants. Merci à mes chers parents et mon cher époux, leur présence est pour moi un pilier fondateur.
Introduction
I. La problématique Au milieu du XIIe siècle, les tribus mongoles se rassemblèrent sous la direction de Gengis Khan. Elles lancèrent une série de conquêtes vers l’ouest entre les XIIIe et XIVe siècles et établirent progressivement un grand empire de la steppe régnant de l'Asie du Sud-Est vers l'Europe de l'Est. Les Mongols provoquèrent le bouleversement et la panique, mais en même temps ils nouèrent un lien entre le monde occidental et le monde oriental.
Après les conquêtes, l’empire mongol construisit une période relativement stable dans la vie économique, sociale et politique, appelée la Pax Mongolica par les historiens, sur le vaste territoire de l’Eurasie entre les années 1250 et 1350. L’autorité mongole fit un grand effort pour faciliter les systèmes de transmission. Ceci permit aux marchands et aux missionnaires européens de voyager plus facilement dans l’empire mongol pour développer des échanges commerciaux et diplomatiques entre l’Europe et l’Asie.
A la fin du XIIIe siècle, les descriptions effrayantes sur les Mongols envahisseurs, sous le nom de Tartares, apparurent dans le domaine littéraire, surtout dans les lettres et dans les chroniques. Par la suite, les Mongols devinrent visibles dans la représentation picturale : ce peuple, qui avait la face large, des yeux bridés, le nez plat et portait le chapeau pointu et la robe à col croisée, entre dans l’art chrétien, et il est représenté notamment par les peintres italiens du XIVe siècle, comme dans la Crucifixion de Saint Pierre de Giotto, le Martyre des frères Franciscains d’Ambrogio Lorenzetti, les grandes fresques de la chapelle des Espagnols d’Andrea di Bonaiuto. Par rapport à la description textuelle, la représentation du Mongol reste un phénomène marginal dans le domaine pictural qui ne dure qu’environ cent ans dans l’histoire de l’art.
C’est probablement la présence marginale et éphémère de la figure mongole qui explique un manque d’attention de la part des historiens de l’art. L’ensemble des images du Mongol n’a pas encore été étudié et analysé en détail. Dans ce cas, cette thèse consiste à faire une étude relativement compréhensive sur la représentation des images mongoles en Occident entre les XIIIe et XIVe siècles, en particulier dans les peintures italiennes. ɃɄ Comme en témoigne leur appellation Tartare, les Mongols nous donnent toujours une impression de cruauté et de férocité.
Au XIIIe siècle, Matthieu Paris montre un Mongol monstrueux et cannibale dans sa Grande Chronique, dont nous parlerons dans le Chapitre III. Pourtant, cette image de l’envahisseur n’est qu’une première impression sur les Mongols. En effet, la représentation du Mongol dans le monde médiéval ne demeure pas invariable. Elle n’est pas toujours péjorative, voire même apparaît neutre ou positive dans la plupart des cas. A partir du XIVe siècle, apparaît une représentation diverse du Mongol dans les peintures italiennes.
Cette diversité s’incarne surtout dans les différents rôles du Mongol dans les scènes chrétiennes : ils sont les soldats-spectateurs dans la scène du martyre ; ils partagent la tunique du Christ dans la Crucifixion ; ou ils deviennent rois orientaux adorant l’enfant Jésus. Comment le Mongol se déplace-il de l’image monotone de l’envahisseur aux images entremêlées qui jouent des rôles différents dans la narration chrétienne ? Cette thèse tente d’expliquer ce changement brutal dans la représentation artistique et de montrer la complexité et la variété de l’image du Mongol.
Nous étudions ainsi chaque image du Mongol comme un cas spécifique et l’analysons dans le contexte qui lui est propre. En ce sens, nous ne considérons pas seulement l’image mongole comme une image absolument péjorative, mais qui se complexifie par le fait qu’elle est une sorte d’image oscillatoire entre la terreur et l’espoir.
Nous analysons comment le changement du contexte et de la mentalité construit, voire même invente des images différentes du Mongol et comment ces images fonctionnent comme une image spéculaire qui, à son tour, donne une visibilité à l‘intérêt et le souci des communautés chrétiennes de cette époque, en particulier dans la perspective de la mission des franciscains et des dominicains sur la terre orientale à la fin du Moyen Âge.
Le point problématique que nous tentons de toucher dans la construction de l’image du Mongol est la question de l’intrusion. Autrement-dit, avec quel rôle et de quelle manière la figure mongole, un Autre lointain, entre dans le monde chrétien, et comment les images donnent à cette figure intruse une visibilité. En ce sens, représenter un Mongol n’est absolument pas seulement une opération mimétique, c’est-à-dire emprunter et imiter les modèles orientaux pour produire une atmosphère exotique, mais il s’agit de la ɃɅ construction de l’Autre dans la culture européenne.
Dans ce processus, nous rencontrons le malentendu et l’imaginaire à travers la transformation, l’invention et l’acculturation de l’image de l’Autre en Occident. II. Méthodologies Cette thèse s’inscrit en premier lieu dans la lignée de nombreuses études sur l’influence orientale dans l’art italien au XIVe siècle qui fut maintes fois touchée par les historiens de l’art depuis le début du XXe siècle. Ce champ d’étude fait écho aux études parallèles dans le domaine historique sur les échanges entre l’Asie et l’Europe dans la période de la Pax Mongolica de la fin du XIXe siècle jusqu’à la première décennie du XXe siècle.
La question de l’apparition du visage oriental, surtout les Mongols, dans les peintures italiennes du XIVe siècle est impliquée dans cette discussion sur l’influence orientale1 . Le premier historien de l’art qui touche la question de l’influence orientale est Bernard Berenson qui remarque une affinité stylistique et spirituelle entre l’école siennoise et l’art chinois2 .
Par rapport à l’école florentine qui préfère représenter le volume du corps, elle tente de montrer une spiritualité à travers la force de la ligne, forme légère et abstraite pour traduire la divinité, remarquable dans la représentation fine des doigts, des draperies et des cheveux de la figure3 . Tout cela peut trouver son écho dans l’art chinois. L’étude de Bereson se base sur des remarques d’ordre formel ignorant la dimension anthropologigue de ce phenomène transculturel. Cependant, elle a lancé la discussion sur ce sujet.
En 1925, Gustave Soulier a suivi la remarque de Berenson et il l’a développée dans son propre système4 . Il écrit un grand ouvrage sur l’influence orientale, intitulé Les influences orientales dans la peinture toscane5 . Dans ce livre il fait pour la première fois une étude systématique de l’influence orientale dans l’art toscan dans des domaines variés : la soie, la céramique, la peinture, etc. Soulier y découvre les différentes couches des influences orientales : l’art syriaque, l’art de l’Asie Mineure, l’art persan et l’art chinois. Il distingue successivement deux influences de l’Orient sur l’école florentine et l’école siennoise.
La première est inspirée par l’école d’Asie Mineure qui porte un style rugueux et la seconde est influencée par l’art d’Extrême-Orient. Tout cela nous montre que l’art de la Renaissance a sans doute une autre inspiration que l’art antique : l’Orient. L’étude de Gustave Soulier provoque un essor de questions de l’influence orientale dans l’art italien. De plus en plus de chercheurs, comme I.-V. Pouzyna, Emilio Cecchi, Johanne Plenge et Jurgis Baltrusaitis, ont participé à cette discussion6 .
Leurs recherches tentent d’établir un pont entre l’art occidental et l’art oriental. Elles considèrent l’art oriental comme une source de nouveaux motifs et du style de l’art européen pour expliquer le changement artistique qui s’opère à la fin du Moyen Âge. Même si leur méthode comparative semble beaucoup simplifier la question de l’influence et a subi ainsi des critiques, ils nous montrent pour la première fois une nouvelle perspective pour comprendre l’art de la veille de la Renaissance dans une vision globale qui redéfinit le concept de la Renaissance, ainsi que son originalité et son essence.
Comme l’indique Pouzyna, l’âme de la Renaissance réside dans un « humanisme universaliste » qui montre une « grande diversité et des origines diverses » 7 . Dans les années 1980, un historien de l’art japonais Hidemichi Tanaka a de nouveau abordé cette question. Il a publié successivement une série d’articles dans l’Art History de Tohoku Université entre lesannées 1982 et 19898
Tanaka remarque que l’écriture Phags-pa ÙúW, écriture mongole carrée, constitue un nouveau motif, comme du « pseudo-kufic », peint sur le bord de la manche de la Vierge ou l’auréole d’un saint dans les peintures italiennes9 . Cette découverte confirme à nouveau la pénétration d’éléments orientaux dans la peinture italienne. Même si la figure mongole semble être le protagoniste dans la discussion de l’influence orientale, elle demeure cependant marginale et n’a jamais être étudiée en profondeur dans cette vague scientifique.
Les premiers chercheurs se concentrent davantage sur l’établissement d’un lien entre les innovations artistiques en Europe et l’art oriental à travers la comparaison des motifs, mais considèrent seulement l’apparition de l’image mongole comme un phénomène accessoire ou une preuve pour confirmer l’influence orientale. Au milieu du XXe siècle, l’étude d’Iris Origo donne un nouveau souffle à la représentation de la figure mongole dans la peinture italienne. Il découvre une donnée historique jusque-là inconnue : l’existence d’un nombre important d’esclaves orientaux, en particulier des Tartares, en Toscane.
Origo les considère comme les modèles pour les peintres italiens du XIVe siècle10. Cette recherche historique nous donne une nouvelle perspective pour comprendre la connaissance des Mongols chez les peintres italiens de l’époque ; elle n’épuise pas cependant la complexité de l’image elle-même, surtout sa formation et sa transformation dans les processus de la représentation. Depuis les années 1970 jusqu'à aujourd’hui, il apparaît un nouvel essor dans l’histoire de l’art, surtout lancé par les chercheurs américains, qui s’inscrit dans la perspective de la culture matérielle.
L’attention de la recherche a ainsi connu un changement essentiel : ces nouvelles recherches se focalisent sur la trace de l’objet et s’intéressent à la transmission, la translocation et la transformation des objets, entre l’Europe et l’Orient, comme l’étude de Lauren Arnold sur l’échange de présents entre la cour du khan et la papauté ou la recherche d’Anna Contadini sur le nouvel usage du tissu oriental dans la vie européenne 11 .
Cette nouvelle vague nous permet de considérer l’image mongole dans une nouvelle perspective. Elle n’est plus seulement un motif invariable, mais elle change sans doute son rôle et son fonctionnement dans le flux culturel. Parmi ces nouvelles recherches, je me réfère notamment aux études de Jun Li sur les échanges culturels et artistiques entre l’Asie et l’Europe entre XIIIe et XVIe siècle dans la perspective transculturelle, et notamment à ses analyses subtiles sur les fresques de la Basilique Saint-François d'Assise12. Il considère la disposition des images dans le contexte de la mission de l’évangélisation franciscaine en Orient à la fin du XIIIe siècle qui semble donner un modèle pour la chapelle des Espagnols, réalisée par les dominicains presque cent ans après, dont nous parlerons dans la thèse.
Cette recherche profite, en outre, de l’étude de Roxann Prazniak qui nous montre la position stratégique de la ville de Sienne dans la route de la soie à l’époque mongole. Dans cet article, elle se focalise sur la circulation des objets, surtout le manuscrit, entre les Il-khans de Perse et la ville de Sienne à l’époque de l’empire mongol et elle y cherche à trouver les modèles pour les figures mongoles dans le Martyre des frères franciscains d’Ambrogio Lorenzetti13 . Par ailleurs, cette thèse se place dans une perspective anthropologique. Au cours de mes études, j’ai souvent trouvé l’inspiration dans les études sur l’image de l’Autre, c’està-dire,sur le regard posé sur l’Autre. Avant l’image du Mongol, la représentation des nonchrétiens, notamment les juifs et les musulmans, ennemis intérieurs et extérieurs qui
constituent deux grandes peurs de la chrétienté au Moyen Âge, a été beaucoup étudiée par les médievistes. Je me réfère à l’étude de Debra Higgs Strickland qui fait un lien dans son ouvrage Saracens, Demons, Jews: Making Monsters in Medieval Art entre les nonchrétiens et la monstruosité, entre le « caractère moral » et de la « monstruosité extérieure » 14. La représentation du Mongol dans la Grande chronique de Matthieu Paris est impliquée dans cette discussion. Sa proposition d’associer l’image du Mongol aux images péjoratives de la monstruosité est instructive pour ma recherche15 .
Je profite, en outre, de l’ouvrage récent de Victor I. Stoichita sur l’image de l’Autre16, dans lequel il touche aux aspects divers de la problématique de la visibilité de l’Autre à travers de nombreuses images des juifs, des Noirs, des musulmans et des « Gitans ». Les analyses riches et minutieuses de Sara Lipton sur l’image du juif dans la culture médiévale sont également précieuses pour mes études.
Elle se focalise à la fois sur la tradition visuelle des images et sur l’usage des images dans les différents moments et contextes17. Le rapprochement méthodologique me conduit à élaborer une interprétation sur la construction de l’image du Mongol, phénomène parallèle dans le répertoire de l’image non-chrétienne.
Par rapport aux autres images non-chrétiennes, l’image du Mongol a été rarement touchée. Pour l’instant, il n’existe que très peu d’études qui se consacrent particulièrement à analyser l’ensemble de la représentation du Mongol dans l’art médiéval. Cette thèse se situe dans le prolongement de ces recherches précédentes sous les perspectives transculturelle et anthropologique. Elle tente de traiter la question de la visibilité de l’image du Mongol et sa transformation chez les artistes médiévaux. Cette question soulève deux problèmes méthodologiques qui abordent les deux aspects principaux de la thèse.
En premier lieu, cette thèse s’inscrit dans la perspective transculturelle qui se focalise sur la transmission des objets et des motifs entre l’Asie et l’Europe dans la période de la Pax Mongolica entre les XIIIe et XIVe siècle. Accompagnant la circulation du peuple et des l’objets, les motifs de la figure mongole entrent dans les yeux des peintres italiens. En ce sens, la représentation variée et précise de la figure mongole est le résultat des échanges entre l’Asie et l'Europe.
Il s’agit de la transmission et de la diffusion des images dans les flux culturels, ou plutôt, d’un voyage de l’image. Pour rechercher les traces de voyages, j’essaie de classer, principalement dans le chapitre II, les éléments typiques pour identifier les Mongols et montrer la source de chaque élément dans la mesure possible. J’examine en outre la manière dont les artistes obtiennent une connaissance du modèle, puis la façon dont ils acceptent, empruntent et parfois déforment leur modèle dans le processus de la représentation.
J’accorde beaucoup d'attention à deux manuscrits produits à Tabriz, capitale de l’Il-khans de Perse, qui est un centre d’échanges commerciaux et culturels entre l’Asie et l’Europe dans la période de la Pax Mongolica : le Jami al-Tawarikh et le Shâh Nâmeh Demotte. Les nombreuses représentations de l’apparence, du costume et de la coiffure du Mongol dans les illustrations des manuscrits constituent une source possible pour la fabrication de l’image du Mongol en Europe. Cependant, cette thèse n’est pas principalement un traité sur l’histoire de la transmission des objets et des motifs orientaux entre l’Asie et l’Europe, ancrée dans l’histoire de la culture matérielle.
En empruntant un regard anthropologique, elle considère l’image du Mongol comme image de l’Autre et traite de sa formation et de sa déformation dans le changement de contexte pour montrer les regards posés sur ce nouvel Autre dans la société médiévale. Sur cette base, d’une part, nous cherchons à penser la représentation du Mongol dans le passé : la tradition, la mémoire sur l’ennemi des chrétiens, comme Gog et Magog, et sur l’ami des chrétiens, comme le prêtre Jean ; et d’autre part, nous tentons de placer les Mongols dans leur « présent » : la préoccupation et la mission des communautés chrétiennes entre les XIIIe et XIVe siècles. Ces deux temps se superposent souvent dans la représentation en faisant surgir dans un nouveau contexte les images fantomatiques qui avaient existé dans la tradition visuelle occidentale, puisque la peur et l’attente, prennent leur racine dans le passé.
En ce sens, cette thèse tente d’établir trois niveaux d’analyse de l’image du Mongol : le premier, la considère comme une visualisation de la connaissance montrant le nouveau regard sur le monde oriental ; le second, la saisit en tant que représentation attachée à la tradition visuelle qui s’inscrit dans la mémoire et la mentalité des chrétiens occidentaux ; le troisième, la conçoit comme une construction voire même une invention qui s’intègre à la nouvelle narration en jouant un rôle selon le contexte qui leur est propre. Enfin, à cause de la marginalité de la représentation du Mongol dans les peintures italiennes, dans certains cas, il n’existe que très peu de documents relatifs à l’auteur et au commanditaire. J’ai accordé ainsi une attention particulière à l’histoire de la rencontre entre les chrétiens et les Mongols, dans laquelle se forge l’attitude variable envers les Mongols.
J’ai étudié en outre les écrits sur les Mongols, dont certains montrent une figurabilité textuelle, et qui confrontés avec les images permettent une visibilité du regard des hommes médiévaux. Enfin, j’ai aussi analysé les concepts théologiques relatives à la mission franciscaine et dominicaine de cette époque pour mieux comprendre comment la question de la conversion devient un enjeu dans la représentation du Mongol. III. L’organisation de la thèse Cette thèse se déroule en deux parties.
Au cours de la première partie, nous commençons un travail de contextualisation et de représentation de notre objet d’étude. L’image du Mongol dans l’art chrétien apparaît dans la période spécifique de la Pax Mongolica entre les années 1250 et 1350, lorsque se développe une relation intense entre l’Orient et l’Europe. Avant d’aborder notre question de l’image du Mongol, il semble nécessaire de donner un bref aperçu du contexte qui lui est propre. Le chapitre I essaie donc de revenir d’abord sur l’histoire de la rencontre entre les Mongols et les chrétiens
sous la perspective missionnaire franciscaine et dominicaine. Dans ce chapitre, nous divisons cette histoire en quatre étapes pour souligner le changement, le rapprochement, la rupture qui se passent dans la relation mongols-latins. Tout cela provoque des attitudes différentes envers les Mongols, et nos images sont nées, dans une certaine mesure, des ces regards curieux, vigilants et d’espoir.
À quoi ressemblent les Mongols ? Quelle est leur apparence ? Et comment les artistes occidentaux représentent-ils ces peuples nomades ? Le chapitre II s’applique à identifier les Mongols dans la foule de la scène chrétienne. Nous considérons cette question selon deux dimensions. En premier lieu, c’est la dimension ethnologique. Il s’agit du visage, du costume et de la coiffure du Mongol. Nous parlons en outre des inspirations possibles des images qui permettent aux peintres de mieux connaître cet étranger lointain à cette époque-là : la description des récits de voyage, les figures turco-mongoles dans les manuscrits iraniens, la circulation des peuples orientaux entre l’Asie et l’Europe etc. De plus, par rapport à la dimension imitative, il existe également une adaptation et une invention de la part des peintres, c’est-à-dire que leur choix et leur préférence artistique s’inscrit dans la mémoire et le sentiment de la représentation de l’Autre, parfois de l’ennemi du chrétien.
Certains traits, comme le chapeau pointu, s’intègrent dans une certaine mesure à la tradition de la représentation de l’Autre. La seconde partie de la thèse propose un travail typologique sur les images mongoles pour montrer le fonctionnement et le rôle du Mongol dans la nouvelle narration chrétienne. Nous voyons quatre principaux types d’ensembles d’images, chacun d’eux sera étudié de manière indépendante, mais ils nous conduisent à avoir une image d’ensemble sur la représentation du Mongol, dans le contexte et la construction de leur image.
Le chapitre III est consacré au premier type, l’image de la peur qui est absolument péjorative aux yeux des chrétiens. Nous analysons les premières représentations des Mongols qui apparaissent précisément après l’invasion mongole en Pologne et en Hongrie entre les années 1240 et 1241. A ce moment crucial, l’image du Mongol donne une visibilité au sentiment de l’époque. La crainte et la haine de l’invasion s’incarnent dans les descriptions effrayantes sur les Tartares dans les lettres et les chroniques contemporaines, et aussi dans leurs images monstrueuses dans le domaine pictural, notamment les illustrations de la Grande Chronique de Matthieu Paris. Tout cela représente non seulement une image d’envahisseur, mais construit une image de la monstruosité, de l’altérité et de l’animosité, ancrée au plus profond de la culture de la société médiévale.
La deuxième type d’image du Mongol est une image de la conversion qui apparaît au XIVe siècle, en particulier entre les années 1320 et 1360, ce qui correspond parfaitement à la période prospère des activités missionnaires en Orient, dirigées par les franciscains et les dominicains, à partir de 1245 et jusqu'à la dislocation de l’empire mongol. Grâce à ces contacts intenses, apparaît la représentation précise et réaliste du Mongol dans l’art italien. Par rapport à l’image de la peur, nous voyons un traitement nouveau dans la représentation du Mongol, dont le rôle est plutôt neutre, voire même positif. Les Mongols sont représentés comme spectateurs ou témoins devant la scène de la Crucifixion ou de la scène du martyre.
Les deux parties du chapitre IV se consacrent à étudier deux cas concernant précisément ce nouveau changement : le martyre des frères franciscains d’Ambrogio Lorenzetti dans la salle capitulaire de la basilique de Saint-François de Sienne et les fresques dans la salle capitulaire de l’église de Santa Maria Novella de Florence. La figure mongole joue un rôle décisif dans leurs images de l’évangélisation du monde.
A travers cette image de la conversion, les deux pionniers missionnaires nous démontrent, de manière différente, l’efficacité de leur stratégie de conversion et le triomphe de la mission évangélique en Orient. Le troisième type d’image du Mongol apparaît dans un thème forcément lié à l’Orient : l’Adoration des Rois Mages. C’est une image pleine d’espoir qui nous montre vivement un déplacement de l’image péjorative à l’image positive. Le chapitre V traite ce grand changement dans la représentation du Mongol : un nouvel espace surgit au fond de l’Adoration des Rois Mages du XIVe siècle, dans lequel les cortèges des Rois Mages sont composés de figures d’Asie centrale avec des animaux exotiques. Ces personnages
orientaux se situent au début dans la marge du tableau et occupent progressivement le centre du tableau. Cette ouverture du champ figuratif fait écho au nouveau monde ouvert à cette époque : de nouvelles routes sur le vaste territoire de l’Eurasie durant la période de la Pax Mongolica où circulent des caravanes de marchands et des missions diplomatiques. Nous étudions en outre un phénomène éphémère dans le thème de l’Adoration des Rois Mages : les Rois Mages ont été représentés en détail comme des Mongols dans une Adoration des Rois Mages de Lavagnola. Tout cela nous fait voir l’imaginaire et le rêve du royaume chrétien en Orient au sein des communautés chrétiennes. Dans le dernier chapitre, nous rencontrons le type d’image du Mongol probablement le plus complexe de notre série.
C’est une image ambiguë qui créé une tension entre le désespoir et l’espoir et qui rend visible un sentiment contradictoire envers les Mongols. Il s’agit d’une série de Crucifixions réalisées au milieu du XIVe siècle, dans lesquelles la figure mongole participe avec les soldats romains, au partage la tunique de Jésus. Cette scène blasphématoire au premier regard, est cependant complexifiée et troublée par la figure mongole : elle se situe au centre du tableau, représentée sous la forme d’un roi qui tient les dés dans ses mains et expose la tunique sur ses genoux. Ce chapitre questionne cette intrusion du Mongol et analyse la manière dont le « Mongol-partageant » se transforme d’une manière étonnante, en « Mongol-présentateur ».
Link
Press Here
0 التعليقات :
إرسال تعليق